L’histoire d’ATD Quart Monde est liée à Haïti

Peinture : Morne de Grande Ravine, Haïti, 2005©Jacqueline Page/ATD Quart Monde/Centre Joseph Wresinski/AR0200902086


« Tout homme est comme une île enfermée dans sa douleur, ses désirs profonds et ses illusions. Il n’y a que des passerelles, des ponts et des connexions (miraculeuses et mystérieuses comme l’affection, l’amour, le sentiment de solidarité, la sympathie active) qui nous relient aux autres en nous permettant de communiquer, de communier avec les autres1. » Frankétienne

L’histoire d’ATD Quart Monde est liée à Haïti depuis près de 40 ans. En 1981, notre fondateur, le Père Joseph Wresinski, visitait Haïti. Le Mouvement ATD Quart Monde avait alors 25 ans. Né dans un bidonville de la région parisienne, où Joseph Wresinski avait proposé aux familles confrontées à l’extrême misère qu’il avait rejointes de se mettre ensemble, le Mouvement avait essaimé dans différents pays d’Europe et en Amérique du Nord. Et il découvrait ce qu’endurent des familles très pauvres dans des camps de réfugiés de Thaïlande et au Guatemala.

Durant ce voyage, le Père Joseph a été saisi par les personnes qu’il a rencontrées, il a été saisi par ce pays dont il dira par la suite : « Haïti doit dire au monde la force d’un peuple au-delà de la misère qui l’enserre ». La force d’un peuple qu’on a toujours voulu mettre à genoux mais qui n’a jamais cessé de se dresser debout vers l’horizon de la liberté. De la liberté à gagner pour soi, pour les siens, mais aussi pour toute l’humanité.

C’est ainsi qu’au début des années 80, quelques volontaires d’ATD Quart Monde sont partis vivre et travailler en Haïti, d’abord à Fonds des Nègres dans le monde rural et puis à Port-au-Prince, dans le quartier de Martissant, avec les familles habitant la zone de Grande Ravine.

Le Mouvement y a pris racine, porté par le courage et l’immense espoir de parents qui se battaient pour que leurs enfants puissent grandir, apprendre, se former, devenir des adultes utiles pour leur pays. Ils nous disaient : « Nos enfants sont intelligents, qui prendra au sérieux avec nous leur soif d’apprendre ? Nous voulons qu’ils aient une autre vie que la nôtre ».

C’est ainsi que se sont créées des actions liant accès au savoir et accès à la santé : des bibliothèques aux champs et des petites écoles dans les mornes, des bibliothèques de rue dans le quartier à Port-au-Prince, un pivot culturel, une pré-école. Cette pré-école, devenue un projet pilote aujourd’hui qui permet à des enfants dont la vie est très difficile d’accéder à l’école primaire, c’est une mère de famille du bidonville qui l’a commencée en rassemblant sous l’auvent de sa kay les enfants de son voisinage pour qu’ils ne restent pas loin de l’école.

Et puis, s’est créé « bébés bienvenus », une action qui rassemble des bébés, leurs parents et des animateurs dans une action d’éveil des tout petits, où l’on se passionne ensemble pour leurs découvertes et leurs apprentissages, avec un volet santé qui permet notamment  de prendre en compte et de remédier à la dénutrition des tous petits, dans la solidarité, et sans honte.

En 2010, quelques jours après le tremblement de terre, les familles nous ont dit : « Il faut reprendre les actions avec les enfants. Bien-sûr, il faut se démener pour trouver de l’eau potable et de quoi manger, comment se soigner, où vivre, on n’a plus rien. Mais il ne faut pas que l’intelligence des enfants se perde ». Sagesse incroyable de ces familles qui ont tant de choses à nous enseigner, elles qui sont capables de garder le cap de l’avenir au cœur du plus extrême dénuement et de la plus grande urgence.

Ce livre dont ses auteurs vont nous parler nous conte cet extraordinaire attachement du peuple de Haïti à ses enfants et son combat acharné, mené souvent trop seul, pour leur offrir l’avenir.
Notre Mouvement s’est bâti aussi grâce à l’engagement des jeunes de ces quartiers qui se sont mobilisés, animés par la volonté et l’énergie de vivre, de rendre leur pays plus beau et plus juste. Certains d’entre eux sont devenus avec les années des volontaires permanents d’ATD Quart Monde prenant des responsabilités dans leur pays ou ailleurs dans le monde.

Après le tremblement de terre, alors que le quartier était décrété « zone rouge », « no go zone » et que l’aide internationale n’y arrivait pas, alors que les familles, une fois encore, ne pouvaient compter que sur elles-mêmes, ce sont ces jeunes que nous connaissons qui ont sillonné toute la colline et pris en mains le recensement de tous les enfants de la zone et l’organisation d’une distribution d’aliments pour les enfants soutenue par une association partenaire. Cette distribution qui n’a laissé personne de côté s’est vécue dans la paix et l’honneur.

Dans les semaines qui ont suivi, nous avons participé avec les familles, avec les jeunes, à toutes les rencontres et les actions lancées par les Nations Unies et la société civile haïtienne pour que la voix du peuple haïtien, la voix de ces familles, soit entendue et prise en compte dans les politiques de reconstruction du pays. Nous avons été témoins de la façon dont les institutions du pays étaient contournées par l’aide internationale. Nous avons vu comment la solidarité internationale dont le pays avait un besoin crucial n’arrivait pas à rencontrer et à se lier à la solidarité qui montait des quartiers, des organisations du pays, du courage et de l’intelligence des gens qui n’avaient pas attendu pour lutter.
Nous voulions contribuer par nos engagements à ce que Haïti soit le maître d’œuvre du chantier crucial d’une coopération internationale à repenser qui serait basée sur le respect mutuel, et ouvrirait enfin la voie à la paix entre les peuples.
Cela ne s’est pas fait. Il reste beaucoup de chemin à faire au sein de la communauté internationale pour admettre que devant les défis d’aujourd’hui auxquels tous nos pays sont confrontés, à cause des crises économiques, environnementales, sociales, éthiques, qui les secouent, nous avons tous besoin d’apprendre à y faire face en faisant appel à l’intelligence et l’expérience de tous.

 

ATD Quart Monde a aussi grandi grâce à des amis enseignants, ingénieur, infirmiers, médecins qui auraient eu maintes fois l’occasion de partir faire carrière sous d’autres cieux mais qui sont restés en disant : « ici c’est chez moi ». Avec ces amis et l’organisation qu’ils ont créée, avec des agents de santé du quartier, nous avons pu depuis 15 ans mettre en œuvre une assurance santé qui permet à des familles très pauvres du bidonville d’accéder à des soins de santé et de les offrir à leurs enfants. 4 000 personnes participent à ce projet.
C’est un défi pour nous aujourd’hui de trouver comment un tel projet qui a fait ses preuves peut inspirer d’autres, en Haïti et ailleurs, être soutenu, dupliqué pour qu’un jour le droit à la protection sociale devienne effectif pour tous et partout.
Dans cette recherche de faire connaître ce projet et de le rendre pérenne, nous interpellons la diaspora haïtienne comme les organisations internationales.

Depuis près de 40 ans Haïti inspire la marche du Mouvement ATD Quart Monde dans le monde. A travers leurs combats quotidiens, à travers leur participation à des rencontres internationales, des travaux de recherche, l’organisation de colloques comme celui organisé en 2008 avec la FOKAL et Michèle Pierre-Louis avec pour thème : « La démocratie à l’épreuve de la grande pauvreté – l’actualité de la pensée de Joseph Wresinski », les membres du Mouvement en Haïti ont contribué à nous faire comprendre à quel point la misère est une violence. Mais aussi que ceux qui lui résistent chaque jour en créant là où ils sont les conditions pour vivre ensemble malgré tout, sont des acteurs de paix. Une mère de famille du bidonville, dont la fille a été tuée par une balle perdue, le disait ainsi : « la paix, c’est une fierté. S’il faut parler de la violence, c’est pour comprendre et rester fiers de comment on crée la paix ».

Et nous demandons : à quand le Prix Nobel de la paix pour ces familles  et toutes celles qui leur ressemblent à travers le monde ?

Ce livre « Ravine l’espérance » parle d’espérance et de recherche de la paix. La violence y est présente aussi . Elle est dite dans le silence, par le silence. Elle est dite avec les mots de ceux qui l’ont déjà subie, la connaissent, l’ont méditée au fond de leur cœur. Ils savent que la dénoncer sans travailler les conditions pour briser le silence, la réactive. Ils savent qu’elle est humaine et que seule la dignité peut lui faire face, la dignité de ceux qui chaque jour ne renoncent pas à créer le quotidien pour que demain soit possible en paix.

Le Père Joseph Wresinski le disait ainsi :

« A travers le monde, c’est le pauvre dans sa construction journalière, qui bâtit en réalité l’humanité. (…) Il ne peut que demeurer fidèle à ce qu’il a mis un jour dans son cœur. (…) Les Pauvres ne colportent pas une idée de la liberté, ils vivent et meurent pour elle ».

Intervention d’Isabelle Pypaert Perrin, à la Maison de la Francophonie, Paris le 11 janvier 2018.

Photos : © ATD Quart Monde

  1. Frankétienne, dans Anthologie secrète, aux éditions Mémoire d’encrier, 2005