Croiser les savoirs avec tou·te·s

Un partenariat entre ATD Quart Monde, le CNAM et le CNRS (via le Gis Démocratie et Participation et le Le Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales – CERAPS) a permis de mettre en place un espace collaboratif permanent autour des recherches en croisement des savoirs avec des personnes en situation de pauvreté. Intitulé « Croiser les savoirs avec tou·te·s », ce projet est lauréat du Prix de la recherche participative INRAE 2023.

Dans cet article, un extrait des actes des rencontres de l’espace collaboratif qui ont eu lieu en novembre 2022,  Mariane de Laatvolontaire permanente à ATD Quart Monde et membre du comité pédagogique de l’espace collaboratif, et Marion Carrel, professeure de sociologie à l’université de Lille et directrice du GIS, présentent cette expérience de croisement des savoirs et sa trajectoire.

Comment est né l’Espace collaboratif « Croiser les savoirs avec tous et toutes » ?

Mariane de Laat : Depuis son origine dans le camp des sans-logis à Noisy-le-Grand, en 1957, le Mouvement ATD Quart Monde (une association créée AVEC et non POUR les personnes qui y vivaient) avait et a toujours trois pôles d’engagements interdépendants : l’action de terrain (bibliothèques de rue, pré-école, université populaire Quart Monde…), le travail de connaissance (avec la création d’un institut de recherche en 1960, mais aussi l’écriture quotidienne) et la sensibilisation de la société (par des publications, des interventions dans des écoles, à la radio/télé).

Au niveau de la connaissance, ATD Quart Monde a très vite interpellé l’université. Des chercheurs (sociologues, psychologues…) sont venus travailler avec les permanents d’ATD, des colloques ont été organisés. Lors d’un de ces colloques, en 1980, Joseph Wresinski nomme trois sources de savoirs – l’étude, la pratique et l’expérience de vie en situation de pauvreté. Il interpelle les chercheurs ainsi :

  • « Réhabiliter, soutenir, aider à se développer et à se consolider de nouvelles démarches de connaissance, réussir enfin la collaboration entre chercheurs, populations paupérisées et équipes d’action, c’est, nous semble-t-il, un rôle clé que le Quart Monde signifie aux chercheurs universitaires. »1

Deux programmes de recherche-formation-action ont vu le jour dans les années 1990 : le croisement des savoirs (Quart Monde Université) et des pratiques (Quart Monde Partenaire).

Ces programmes impliquaient trois groupes d’acteurs : des chercheurs universitaires, des praticiens et des personnes ayant l’expérience de la pauvreté et participant aux Universités populaires Quart Monde. Ils ont croisé leurs savoirs respectifs et pour cela ils ont dû inventer toute une pédagogie. Cela a donné lieu à deux publications. Depuis, le croisement des savoirs a continué à se développer au sein du réseau Wresinski et dans diverses institutions en organisant des co-formations et des recherches en croisement des savoirs.

Quelles questions se sont alors posées ?

Mariane de Laat : Face à ce développement, un certain nombre de questions d’ordre méthodologique (comment on fait du croisement des savoirs ?), épistémologiques (qu’est-ce que c’est ce savoir d’expérience ? Ce savoir issu du croisement ? Comment le définir ? Comment le valider ?) et éthiques (quelles valeurs veut-on respecter ?) se posaient. C’est pour cela qu’ATD Quart Monde a voulu faire un séminaire épistémologique en 2015 avec d’autres courants de recherche participative qui, eux aussi, cherchent à faire reconnaître le savoir d’expériences de la pauvreté et de l’exclusion sociale.

Trois axes de questionnement

Le Cnam (Conservatoire national des arts et des métiers, institut de formation et de recherche), à travers l’engagement de Marcel Jaeger, s’est joint à nous. L’objectif du séminaire épistémologique en novembre 2015 était de produire un argumentaire pour réhabiliter les connaissances des populations exclues. Tout d’abord, trois équipes de recherche (une recherche en croisement des savoirs, une recherche par les pairs et une recherche par une Université populaire des parents, donc par un groupe de parents d’un quartier populaire) se sont racontées leur travail, leur méthodologie ainsi que les difficultés et résistances rencontrées. De là, sont nés trois axes de questionnement, trois groupes de questions :

  • Sur le savoir : comment le savoir de l’expérience se construit-il ? Comment le définir ? Quelle plus-value du croisement ?
  • Sur le processus : relationnel et de connaissance.
  • Et sur la finalité, la reconnaissance et la validation.

La conclusion de ce séminaire a été un appel au développement de recherches en croisement des savoirs avec des personnes ayant l’expérience de la pauvreté et la création d’un espace collaboratif pour continuer à travailler ces questions épistémologiques, méthodologiques et éthiques.

Suite à ce séminaire, et avec le soutien de Marion Carrel du GIS Démocratie et Participation, le partenariat entre ATD et le Cnam a été élargi avec le CNRS et une convention entre ces trois partenaires a été signée. C’est au CNRS qu’a ensuite eu lieu le lancement de l’Espace collaboratif avec l’organisation du Colloque « Construire les savoirs avec tou·te·s ? Recherches participatives avec les personnes en situation de pauvreté » le 1ermars 2017.

Quel était l’objectif de l’Espace collaboratif ?

Marion Carrel : À l’origine du projet, un constat : les injustices liées au savoir limitent les avancées scientifiques. Les recherches qui se coupent des savoirs issus de l’expérience produisent des connaissances partielles, elles peuvent « se tromper » sur la réalité.

  • À l’inverse, les recherches participatives ont des mérites scientifiques, car l’enquête est plus complète, la question scientifique est davantage éclairée. Les recherches participatives ont également, bien sûr, des vertus démocratiques, de l’ordre de l’émancipation et du développement du pouvoir d’agir plus connues et travaillées que les vertus scientifiques.

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Ce constat, associé à l’enjeu d’éradiquer la grande pauvreté, nous a poussés, suite à toutes les étapes que Marianne vient de raconter, à mettre en place l’Espace collaboratif « Croiser les savoirs avec toutes et tous ».

  • C’est un espace de réflexion associant chercheurs, praticiens et personnes ayant l’expérience de la pauvreté. L’objectif est de produire des connaissances sur les questions d’ordre épistémologique, éthique et méthodologique que soulèvent les recherches menées en croisement des savoirs avec des personnes ayant l’expérience de la pauvreté et/ou de l’exclusion.

Comment les participants ont-ils travaillé ?

Marion Carrel : L’Espace collaboratif mobilise une cinquantaine de personnes. Nous sommes répartis en trois groupes de pairs :

  • Le groupe des personnes ayant l’expérience de la pauvreté, avec des militants d’ATD Quart Monde qui viennent de plusieurs villes de France et de Belgique, et des habitants du quartier des trois cités à Poitiers, investis dans le centre social de leur quartier.
  • Le groupe des praticiennes : toutes des femmes !
  • Le groupe des chercheur·euse·s

Notre travail collectif a eu besoin de se stabiliser progressivement. Pour pouvoir trouver notre propre cheminement, nous avons commencé par inviter d’autres équipes de recherche participative à nous raconter comment elles avaient travaillé. Ainsi nous avons organisé deux journées en croisement de savoir :

  • Une première en juin 2018 autour de la recherche participative internationale « Dimensions cachées de la pauvreté » conduite par ATD Quart Monde et l’Université d’Oxford (2016-2019),
  • une deuxième en juin 2019 avec l’équipe Cap droits travaillant sur les conditions d’exercice des droits et de l’accompagnement à la décision des personnes vulnérables.

Cette confrontation a fait émerger chez les membres de l’Espace collaboratif des questions épistémologiques, éthiques et méthodologiques qu’on a décidé de creuser ensemble. Et nous avons pu faire avancer notre réflexion commune sur trois questions :

  • Les groupes de pairs et la non-mixité/mixité dans les recherches participative.
  • La coproduction des savoirs jusqu’au bout.
  • La validation et évaluation des recherches participative.

L’ensemble des participants à l’Espace collaboratif est aujourd’hui équipé de concepts, de points d’attention construits ensemble pendant trois ans et d’expériences vécues dans les groupes qui leur permettront d’être mieux outillés pour monter des recherches, des formations, des actions en croisement des savoirs avec les personnes en situation de pauvreté.

Surtout, ils sont en mesure de contribuer à cultiver des « vertus épistémiques » qui leur permettront de ne plus reproduire les injustices souvent inconscientes et ainsi pouvoir contribuer au changement des représentations sur la recherche participative et sur la pauvreté.


Découvrez la vidéo qui présente l’ensemble de la démarche de l’Espace collaboratif  :

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Vous pouvez aussi lire les actes des rencontres de l’Espace collaboratif !

  1. Joseph Wresinski. Refuser la misère, une pensée politique née de l’action. Ed. Cerf, Ed. Quart Monde, 2007, p.65.

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