« C’est notre vie qui fait ces textes » : une philosophie sociale à partir des plus pauvres

Fruit d’une recherche collective en philosophie sociale et en croisement des savoirs, l’ouvrage Pour une nouvelle philosophie sociale, organisé par François Jomini, David Jousset, Fred Poché et Bruno Tardieu, vient de paraitre aux éditions du Bord de l’eau. Dans ce livre, les coauteur·e·s restituent les contributions et résultats de cette recherche et renouvellent la manière de penser la grande pauvreté et d’agir pour l’éradiquer.


Article écrit par Bruno Tardieu, volontaire permanent à ATD Quart Monde, de l’équipe du Centre international Joseph Wresinski.

Depuis plusieurs mois déjà, avec la publication d’une série d’articles, le site international d’ATD Quart Monde a rendu compte d’une aventure humaine et intellectuelle nouvelle : faire de la philosophie ensemble, avec la rigueur du Croisement des savoirs, en réunissant des militants ayant l’expérience de la misère, des volontaires et des allié·e·s engagé·e·s à leurs côtés pour l’éradiquer avec des philosophes de profession. Faire de la philosophie, c’est oser remettre en cause des notions, des manières de penser le monde qui, sans que l’on s’en rende toujours compte, contribuent à faire durer voire à justifier la misère.

Dès le début de l’existence d’ATD Quart Monde, ses membres, et en premier son fondateur Joseph Wresinski, ont été amenés à critiquer des idées qui écrasent certains d’entre nous. À partir de ces critiques, de nouvelles idées ont pu se forger en devenant, au contraire, des ressources pour sortir des violences qui empêchent la vie.

En plus de la série d’articles rédigés par des personnes qui ont suivi de près cette aventure et de la vidéo ci-dessous, qui décrit ce processus, les textes coécrits par les participants de cette recherche n’étaient pas encore publiés.

Lire avec YouTube

En cliquant sur la vidéo vous acceptez que YouTube utilise ses cookies sur votre navigateur.

Le 3 novembre 2023, le livre qui présente le fruit de leur travail a été lancé  : « Pour une nouvelle philosophie sociale – transformer la société à partir des plus pauvres » dans la collection « Documents » des éditions du Bord de l’Eau. Cette maison d’édition a déjà publié beaucoup d’autres ouvrages en philosophie sociale, cette branche de la philosophie politique qui affirme que c’est par l’expérience de l’injustice et par la pensée de celles et ceux qui la vivent que l’on peut le mieux faire progresser notre société vers la justice. Comme l’écrit d’ailleurs l’un des coauteurs de notre livre, militant Quart Monde,

« Si vous voulez appendre de nous, il faut apprendre de nos textes. C’est notre vie qui fait ces textes. »

Une introduction, rédigée par les philosophes du groupe, situe ce livre comme un pas de plus dans la longue aventure de la pensée humaine. Ils observent que la misère est peu pensée, moins encore avec celles et ceux qui la vivent. C’est Joseph Wresinski, fils de la misère, qui a osé critiquer radicalement la pensée de son temps et a ouvert de nouvelles questions à travailler ensemble.

Résistance

La première question et partie de l’ouvrage porte sur la Résistance, ce concept souvent magnifié, mais qui pose aussi une autre question : est-ce juste que nous soyons condamnés à résister ?

De plus, la résistance est souvent uniquement considérée comme une manière de s’organiser contre les pouvoirs oppresseurs, rendant invisible la « résistance-persévérance ». Or, c’est bien cette dernière résistance que les plus pauvres déploient quotidiennement pour endurer les violences de la misère. Elle prend mille formes dans les gestes du « sous-peuple » qui sont autant de manières de tenir, d’affirmer et de transmettre la dignité.

  • Peu considérée en philosophie sociale, elle est pourtant une source vitale pour la résistance organisée et le changement politique. Ne pas voir cette autre forme de résistance, ni même s’appuyer dessus, a une lourde conséquence : les combats pour la justice seront toujours pour les plus forts et nos démocraties leur seront exclusivement réservées.

Droit

La deuxième porte sur le Droit et la remise en cause de son potentiel émancipateur. Le Mouvement ATD Quart Monde s’est souvent appuyé sur les droits humains pour fonder son combat. Mais le droit, dans les récits de vie confiés par les militant·e·s Quart Monde, en vient à recréer des normes qui excluent.

« On nous dit qu’on n’est pas capables d’avoir des droits » est une affirmation qui revient souvent dans les paroles de celles et ceux qui ont vécu la grande pauvreté.

Le droit peut ainsi devenir une protection derrière laquelle se réfugient des institutions qui peuvent se retourner contre les plus pauvres. Faire du droit un outil mobilisateur revient au pari de Joseph Wresinski d’appeler à

  • « un retour à la source du droit, c’est-à-dire à la personne, depuis celle qui est privée de tous les droits et donc de tous les moyens par lesquels elle pourrait prouver qu’elle est capable et semblable. »

Injustice liée au savoir

La troisième question et partie du livre introduit une nouvelle notion analysée sous l’angle de l’expérience de la misère : l’injustice liée au savoir. Au-delà de l’injustice d’un accès inégal à certaines connaissances, les injustices liées au savoir prennent différentes formes : le fait de savoir quelque chose, mais de ne pas être cru ; voir son expérience interprétée par d’autres personnes qui vous dominent et dans un sens qui n’est pas du tout celui que vous vivez…

Inspirées des pensées féministes et postcoloniales, cette notion a été immédiatement appropriée par les membres du groupe qui ont l’expérience de la misère. C’est tous les jours qu’on ne les croit pas, qu’on plaque des idées fausses sur ce qu’ils vivent en les empêchant de développer leur propre pensée. Les effets sont dévastateurs et vont jusqu’au doute de leur propre expérience, de leur pensée. Ils finissent par se sentir inférieur et dans la honte de soi.

Cette partie décrit donc non seulement des causes, mais aussi des remèdes.

« C’est avec l’expérience que j’ai acquise à ATD Quart Monde que j’arrive à revendiquer mon milieu. Avant je cachais, je niais que je venais de ce milieu-là. Alors tu deviens le traitre de toi-même. »

    Post-scriptum

    Enfin, un post-scriptum décrit l’aventure des coauteurs et les manières dont ils ont pu dépasser les peurs et les préjugés pour arriver à se comprendre et créer un langage commun qui nomme des expériences jusque-là indicibles. Ce processus a permis de partager de nouvelles manières d’agir face à la misère et à la domination.

    Pour vous procurer cet ouvrage, rendez-vous chez votre libraire ou sur le site des éditions Quart Monde. 

    Vous pouvez aussi l’acheter sur le site des Éditions du Bord de l’eau.


    Pour en savoir plus, découvrez aussi l’histoire, les conditions et le fruit de ce travail dans la série d’articles consacrée à cette recherche disponible sur le site international d’ATD Quart Monde :

    Pour voir la version longue de la vidéo décrivant la démarche et le processus de recherche, cliquer sur la vidéo :

    Lire avec YouTube

    En cliquant sur la vidéo vous acceptez que YouTube utilise ses cookies sur votre navigateur.

    La retransmission du colloque de Philosophie sociale, « Pauvreté, critique sociale et Croisement des savoirs » qui a eu lieu en décembre 2022 à l’Université Paris-Cité est disponible ici, en replay.

     

    Laisser un commentaire

    Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *