Passer là où il n’y a pas de passage

Sculpture : Guillermo Díaz © Cuarto Mundo

Tous les deuxièmes lundis de chaque mois, un article qui présente les contributions des participant·e·s du Séminaire de Philosophie sociale sera publié sur ce site.


L’Institut de France abrite la Fondation Joseph Wresinski. Son Conseil d’administration se réunit en présence de trois membres de l’Institut de France, l’actuel Chancelier Xavier Darcos, la philosophe Barbara Cassin et l’historien André Vauchez. Le texte qui suit est l’intervention de Nathalie Bénézet qui présentait le séminaire de philosophie sociale lors de la dernière réunion du CA à l’Institut de France à Paris auquel elle a participé en tant que directrice du Centre de mémoire et de recherche Joseph Wresinski. Nathalie Bénézet est  volontaire permanente à ATD Quart Monde et directrice du Centre de mémoire et de recherche Joseph Wresinski.

Des conditions pour amoindrir les injustices liées au savoir

Le séminaire de philosophie sociale qui s’est conclu en décembre dernier par un colloque à l’université Paris-Cité a duré presque quatre ans. Il a rassemblé des philosophes, des personnes qui ont vécu la misère et d’autres qui ont une connaissance de la misère à travers l’action et l’engagement.

  • Nous avons exploré trois notions : le droit, la résistance et l’injustice liée au savoir.

Sous ces mots, nous ne mettions pas du tout les mêmes réalités. Nous avons travaillé en français, mais je dirais en présence d’autres langues puisque nous venions de différentes régions du monde, et aussi avec des rapports à la langue française propres à nos milieux respectifs. Dès la première session, nous étions tous dans ce défi de nous faire comprendre. Chaque participant a dû faire des efforts pour rendre sa langue claire pour les autres sans pour autant lui faire perdre sa profondeur ou sa part poétique.

  • Il faut des conditions pour amoindrir les injustices liées au savoir et que la parole des uns ne renvoie pas au silence la parole des autres. De même, il faut des conditions pour ne pas se contenter de peu, sous prétexte par exemple qu’on ne serait plus entre pairs ou entre spécialistes. Nous voulions absolument éviter ce piège éternel qui consiste en ce que les uns témoignent et les autres analysent et en tirent des conclusions.

Frotter nos intelligences

Le défi était bien de frotter nos intelligences pour produire ensemble de la pensée. Écrire ensemble, en entremêlant nos différents registres de langues, et en s’assurant qu’on se comprenne bien.

Une militante Quart Monde disait :

« Je ne cosignerai pas un texte dont je ne suis pas complètement sûre du contenu, je me sens responsable vis-à-vis de mon milieu »

Cela ne signifiait pas que le texte devait être écrit exactement comme chacun voulait qu’il le soit. C’est d’ailleurs une mission impossible. La coécriture procède d’accords, de renoncements, de consentements, de détours multiples, de tremblements, de brèches lumineuses inattendues et de jubilations partagées. Il y a quelque chose de l’ordre du tissage dans cet entremêlement des langues, on s’y forge une nouvelle façon de porter attention à ce qui importe dans l’expérience de l’autre.

Le groupe dans lequel j’étais, travaillait sur le concept de résistance. On ne se comprenait pas du tout. Les philosophes et quelques praticiens distinguaient le combat quotidien pour rendre la vie possible, de la résistance au pouvoir. Les personnes, dans ce groupe-là, qui connaissent la misère de l’intérieur étaient absolument bouleversées par cette façon de voir. Comme si nous étions encore une fois relégués, avec tous nos ancêtres, du côté de la survie, et que ce côté-là n’aurait rien de politique, qu’il était fait d’efforts, certes, mais sans noblesse, qui n’auraient aucun poids dans la façon de penser et de construire le monde. Il a fallu beaucoup ramer ensemble pour détricoter cette idée.

La résistance envahit l’entièreté de la vie

Carine De Boubers Van Den Elshout, cochercheuse, expliquait que quand on vit dans la misère, on résiste à ceux qui se pensent supérieurs, et qui, à cause de cette supériorité présumée, nous dictent comment nous devons vivre, tout comme on résiste aux injonctions multiples qui sont impossibles à tenir. Dans le même temps, on résiste à soi-même pour ne pas sombrer et on résiste aux circonstances parce que les conditions dans lesquelles nous sommes contraints de vivre font que les malheurs s’enchaînent. C’est une vie sans répit. La résistance envahit l’entièreté de la vie. Elle ne relève pas d’un choix, ce qui ne veut pas dire qu’elle soit dépourvue de stratégies, mais qu’elle a un coût physique, psychique et social tellement élevé qu’on aspire à pouvoir vivre autrement. Ne plus avoir à résister sans fin.

En lisant votre autobiographie philosophique1, Madame Barbara Cassin, j’étais très intéressée par le pantoporos aporos que vous traduisez ainsi : « Passer là où il n’y a pas de passage ».

  • C’est précisément l’expérience des plus pauvres. Ils ne peuvent pas éviter ce qui arrive, et ils sont donc toujours obligés d’inventer des passages là où il n’y a pas de passage. La résistance des pauvres porte en elle une part de création.

Le Mouvement ATD Quart Monde a grandi à cette école-là. À partir de l’éclairage des plus pauvres, tenter avec eux d’ouvrir des passages pour se défaire de cette pensée qui sévit encore aujourd’hui, et qui consiste à considérer que des vies seraient supérieures à d’autres.

  • Ouvrir des passages, c’est à cela que les plus pauvres nous appellent, pour se libérer ensemble de tout ce qui fait obstacle à se penser d’une même humanité.

C’est dans cette tentative, me semble-t-il, que s’est inscrit ce séminaire de philosophie sociale dont les textes seront publiés aux éditions Bord de l’eau en novembre prochain. Nous aurons besoin, à ce moment-là, de soutien pour la diffusion du livre et d’opportunités, d’espaces pour que les co-auteurs partagent ce qu’ils ont expérimenté, ce chemin parcouru qui impacte nos trajectoires personnelles comme nos constructions collectives.

 

  1. Le bonheur, sa dent douce à la mort, autobiographie philosophique, Barbara Cassin, Fayard, 2020

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