« Sulong » : tout le monde peut économiser à Manille

ATD Quart Monde est présent aux Philippines depuis plusieurs décennies. A Manille, la capitale, beaucoup de familles qui n’ont nulle part où aller, vivent dans le cimetière du nord de la ville, où elles gagnent un peu d’argent à s’occuper des tombes et des mausolées, et en offrant divers services aux visiteurs. En 2015, des volontaires d’ATD travaillant à Manille ont mis en place un nouveau programme pilote avec ces familles. Son nom : « Sulong », le mot philippin pour « On y va ! ».

Les volontaires d’ATD avaient remarqué que la question du travail et de l’argent était souvent soulevée dans leurs conversations avec les familles du cimetière. Beaucoup s’inquiétaient de la difficulté à trouver un emploi, des salaires trop bas et du danger d’être relogés dans un endroit sans travail. Quand les familles avaient besoin d’argent de manière urgente, elles devaient recourir aux prêteurs-sur-gages ou aux usuriers. Lors de fêtes comme la Toussaint, certaines étaient en mesure de gagner une belle petite somme. Mais recourir à une banque pour y placer ses économies était impensable pour elles, à cause du manque de papiers d’identité ou de fiches de paie. Certaines personnes s’inquiétaient, en mettant de l’argent de côté, qu’il ne soit volé ou qu’il n’attire le mauvais œil. Mais d’autres se demandaient, malgré tout, s’il serait possible de mettre de côté, même de petites sommes, compte-tenu de leurs faibles revenus et de l’irrégularité de leur emploi.

L’équipe d’ATD à Manille a mené des recherches, qui furent instructives, sur d’autres organisations qui proposent des programmes d’économies pour les quartiers plus défavorisés. Elle a finalement décidé d’essayer de mettre en place un programme bien adapté au contexte particulier des familles du cimetière. Les volontaires sont sur place depuis plusieurs années au sein de la communauté et les gens leur font confiance. Par exemple, ATD a conduit un programme pédagogique pour les enfants appelés Ang Galing et un forum d’échanges pour les adultes, près d’un mausolée bien connu. Ils ont donc décidé que c’était là que se tiendrait, chaque vendredi, le programme d’épargne. C’est le vendredi en effet que le cimetière voit le moins d’enterrements.

L’idée était simple : aucune paperasse n’était nécessaire et il n’y avait pas de montant minimal pour ouvrir un compte. Les adultes pouvaient venir au point de rendez-vous chaque semaine pour déposer sur leur compte personnel. Il était possible de rejoindre le programme à n’importe quel moment. Même les enfants pouvaient participer, avec l’autorisation de leurs parents. Les retraits pouvaient se faire à tout moment, sans qu’on ne pose de questions. Pas de système de prêt en raison des nombreuses complications que cela engendrerait. Toutes les transactions étaient strictement confidentielles.

Comme tous les programmes et toutes les activités d’ATD, celui-ci était prévu pour fonctionner pour tout le monde, en particulier pour ceux affectés par la plus profonde pauvreté. Les familles les plus « fortunées » de la communauté, qui vivaient malgré tout dans la pauvreté, avaient bien sûr le droit d’ouvrir un compte. Mais le programme est aussi parvenu à atteindre les plus pauvres. Certains habitants, qui avaient une « mauvaise réputation » auprès de leurs voisins y ont pris part, et avec succès.


L’argent économisé par les résidents provenait de sources de revenus assez diverses. Certains gagnaient de l’argent avec des emplois formels, en travaillant dans un magasin, dans un garage, ou en tant que domestique ou responsable de l’entretien de tombes. D’autres tenaient de petits stands alimentaires, récoltaient du plastique pour le recyclage, faisaient la manche devant les fast-foods… Certains habitants du cimetière avaient la chance de recevoir des allocations de la sécurité sociale.

A la question de la raison qui les poussait à faire des économies, les participants ont apporté les réponses attendues : des dépenses médicales à prévoir pour la naissance d’un enfant, un baptême qui arrivait, les fournitures scolaires, les cadeaux pour les diplômes ou pour Noël, ou encore une fête d’anniversaire. Certains rêvaient de se mettre à leur compte ou même d’être propriétaires. D’autres voulaient mettre de l’argent de côté afin de ne pas être tentés de le dépenser de manière frivole ou de le prêter à des parents et des amis dans le besoin. D’autres encore voulaient simplement avoir une petite réserve de sécurité.

Une évaluation a révélé que le programme était un franc succès. Les participants appréciaient qu’il n’y ait pas de limite minimale à leur contribution et de pouvoir retirer l’argent quand bon leur semblait. Certains participants n’ont jamais retiré d’argent et continuent à verser sur leur compte. D’autres ont dû faire des retraits à cause d’urgences, pour acheter des médicaments ou rendre visite à de la famille hors de la ville. Parfois, à cause du fait qu’il n’y avait tout simplement pas assez d’argent pour acheter à manger. Sans parler des contraventions ou de la nécessité de renflouer une petite affaire. Quoique les participants aient en général regretté de devoir retirer, ils étaient heureux d’avoir eu des économies à ce moment-là.

Malgré le succès du programme, un certain nombre de résidents n’y ont pas pris part. Certains étaient simplement dépourvus de source de revenus réguliers et devaient supporter des dépenses quotidiennes trop nombreuses et trop nécessaires. D’autres avaient leurs propres moyens de faire des économies. L’équipe d’ATD a soupçonné que des membres de la communauté ont pu avoir honte à la perspective de ne pas être capables de mettre régulièrement de côté.

Certains ont dû aussi interrompre leur participation, à cause de dettes trop lourdes ou de la perte de leur source de revenus. D’autres ont perdu patience devant leur difficulté à mettre de côté. D’autres encore ont eu des urgences médicales ou des dépenses de santé régulières. Parfois, des gens qui avaient quitté le programme l’ont rejoint à nouveau, en retrouvant un emploi.

L’équipe d’ATD à Manille espère notamment que

Ce programme d’épargne pourra aider les participants à trouver confiance en eux et renforcer la communauté.
Il se peut qu’il provoque une prise de conscience quant à la violence du système économique.

En tout cas, être capable de mettre de côté a paru être une source de fierté pour les participants et leur a valu le respect de leurs voisins, plutôt que le ressentiment et la jalousie. Certains, en voyant leurs voisins participer, se sont dits : « s’ils peuvent, malgré les difficultés que leur famille rencontre, alors moi aussi ! » Le programme est devenu un grand sujet de conversation et les gens se sont encouragés les uns les autres et ont échangé des idées sur la meilleure manière d’épargner ou d’utiliser l’argent qu’ils avaient accumulé.

Comme bien des projets d’ATD Quart Monde, le travail ne s’arrête pas au succès d’un seul programme. Dès le début, l’équipe à Manille a impliqué certains des habitants du cimetière dans la gestion du programme, afin qu’ils se l’approprient et qu’il ne soit pas quelque chose qu’ATD fasse pour eux. Cet élément est un facteur-clé du développement du programme et de l’inclusion des familles les plus difficiles à atteindre, par exemple avec des collectes au porte-à-porte.
L’équipe de Manille collabore avec les équipes internationales d’ATD pour rassembler les leçons tirées d’expériences similaires partout dans le monde. Bientôt, le modèle de « Sulong » pourrait être employé dans des pays où ATD Quart Monde travaille de longue date pour établir des relations de confiance avec les communautés qui vivent dans une profonde pauvreté.