L’éducation ne peut, à elle seule, être source de développement

Interview de Carlos Aldana Mendoza, pédagogue guatémaltèque

Carlos Aldana Mendoza est professeur universitaire depuis 25 ans, engagé dans l’éducation populaire par son travail quotidien auprès des mouvements paysans et indigènes au Guatemala. Il est directeur de l’Institut de pédagogie alternative du Guatemala. Il fut consultant au sein de l’UNESCO pour les questions relatives à l’éducation et vice-ministre chargé de l’éducation en 2008, poste auquel il a renoncé par la suite.

Proche du Mouvement ATD Quart Monde depuis des années, il a co-écrit le livre « Aquí donde vivimos » coordonné et publié par ATD Quart Monde et participera au Colloque international de Cerisy  autour du thème « Ce que la misère nous donne à repenser avec Joseph Wresinski ». Il répond aux questions de Marcelo Colussi pour Argenpress.

On dit souvent que l’éducation est un outil de libération et la clé du développement humain. Cette affirmation est discutable et nécessite d’être approfondie selon les contextes. Comment rendre l’éducation libératoire et émancipatrice ?

Cette idée relève du mythe, c’est plutôt l’inverse : le développement est la clé de l’éducation. Le développement génère différents changements au niveau politique, social, culturel, infrastructurel qui permettent d’améliorer le système éducatif. Dans les discours démagogiques des pouvoirs politiques et économiques, la question de l’éducation pour devenir un pays « développé » est devenue omniprésente, alors que les groupes politiques dominants sont une des causes de notre « sous-développement » chronique. Affirmer que l’analphabétisme est la cause du « sous-développement » de certains pays est, à mon avis, un manque de respect envers l’intelligence de toute la société. C’est plutôt à cause de ce modèle de société élitiste et excluante, maintenu par l’hégémonie politique, que l’analphabétisme est encore si répandu. Ce mythe de l’éducation comme génératrice de développement s’impose également au sein des institutions internationales. Paulo Freire disait que l’éducation n’est pas le levier du développement, mais ce dernier ne peut pas se faire sans éducation. C’est dans cette relation dialectique que se construit le processus plus complexe selon lequel à des meilleures conditions économiques et de vie s’associe une meilleure éducation.

En effet, il serait plus pertinent de parler d’appauvrissement que de pauvreté dans nos pays : le type d’éducation à laquelle peuvent accéder les plus marginalisés ne les libère pas mais réaffirme leur condition d’exclus.

Paulo Freire voyait l’éducation comme une pratique de liberté, mais la réalité nous montre que notre système éducatif paraît souvent plus répressif que libérateur. L’éducation donc libère ou opprime ?

L’école institutionnelle, conçue à l’image des classes dominantes, est très rigide dans ses fonctions : éduquer la masse travailleuse en fonction du projet économique en jeu. L’école convainc cette « masse » qu’il n’y a pas d’autres possibilités au delà de celles qui existent de nos jours et elle prépare à être main d’œuvre et à l’accepter passivement. Cela est une entrave à la capacité critique de l’être humain, à la créativité et la spontanéité. L’école n’encourage pas le débat, la saine dissidence et la capacité de remettre en cause l’ordre établi, ce qui fait perdurer un système dominé par des siècles de silence et de répression. Les organismes internationaux également s’intéressent à la couverture éducative, aux taux d’accès à l’éducation, mais ne questionnent pas la qualité éducative. C’est fondamental de se battre pour l’accès à l’école, mais le droit plus important est celui de la qualité de l’éducation.

Mais quand on parle d’éducation on pense immédiatement au système formel dans une classe, alors qu’en Amérique Latine existent de belles et profondes expériences qui nous montrent que l’éducation se trouve partout : dans la rue, dans les champs, dans les syndicats, dans différentes organisations de la société civile. L’éducation informelle a plus d’impact sur les personnes, mais elle n’a pas de certification comme l’éducation officielle. Les médias ont plus d’influence sur les valeurs et la création de citoyenneté que l’école.

Il est nécessaire d’intégrer l’éducation populaire dans la formation des enseignants et dans la pédagogie au sein de l’école, non seulement comme méthodologie, mais surtout comme vision politique afin de forger des consciences de transformation sociale.

Les politiques néolibérales amènent une vague de privatisation dans tous les secteurs, l’éducation se marchandise et l’offre publique perd du terrain. Comment faire face à cela ?

On ne va pas pouvoir privatiser l’informel. On ne peut pas privatiser les capacités d’organisation des secteurs populaires. Pourtant, il est vrai qu’au Guatemala la privatisation a eu un grand impact : au niveau du secondaire, 77% des élèves étudient dans des établissements privés. C’est un énorme danger : en pleine période de construction de sa vision du monde, une très grande partie de la jeunesse se trouve dans des institutions privées, ce qui marque une certaine tendance. C’est pour cela que tous nos efforts doivent aller en faveur de l’école publique.

D’après une interview en espagnol du 10 février 2009 de Marcelo Colussi pour Argenpress

Éléments de bibliographie :

  • El Educador popular en Guatemala, ed. Serviprensa Centroamericana, 1991
  • Pedagogía General Crítica, Tomo I et II, ed. Serviprensa Centroamericana, 1993 et 1996
  • La revolución del sentir : nuestro derecho a transformar el mundo, ed. Intermon Oxfam, 2007