Le « non-recours », un concept malheureux

Bruno Tardieu au colloque de philosophie sociale, Paris, décembre 2022.

Écrit par Bruno Tardieu, volontaire permanent à ATD Quart Monde. Cet article a été originellement publié dans le N° 268 de la Revue Quart Monde.

En cette Journée internationale des droits humains, nous célébrons le 75e anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cette journée est l’occasion d’insister sur le fait que les plus pauvres rencontrent systématiquement des obstacles pour accéder à leurs droits. Bien souvent, les idées fausses sur la grande pauvreté, l’injustice épistémique et la maltraitance institutionnelle sont au cœur de ces difficultés. Le non-accès aux droits qui caractérise le quotidien des plus pauvres est abordé dans cet article de Bruno Tardieu à partir du cas de la France. Il ne représente pas pour autant une réalité spécifique à ce pays et s’observe aussi ailleurs.


Du non-recours au non-accès

En 2002, l’Observatoire du non-recours, laboratoire du Centre national de la recherche scientifique (CNRS) voit le jour et révèle un fait jamais démenti depuis : une proportion importante des personnes ayant droit à une prestation sociale ne la touchent pas. Plus de vingt ans après, le journal Libération écrit : « La part de la population ne recourant pas à la prestation RSA1 sur l’ensemble des ayants droit au RSA est de 34 %. »

Dès 2002 des journalistes nous ont appelés pour interviewer des personnes qui ne recouraient pas à leurs droits. Nous n’en avons trouvé aucune : il y avait bien, à un instant donné, des personnes qui ne touchaient pas ce à quoi elles avaient droit. Mais ce n’était pas parce qu’elles n’essayaient pas : elles étaient en train de rechercher toutes les preuves et documents à fournir.

Je me suis ouvert de cela à Philippe Warin, fondateur de l’ODENORE 2, très proche d’ATD Quart Monde. Il convient que le mot « non-recours » (qui signifie ne pas demander) est une généralisation : nul ne sait la proportion de gens qui ne demandent pas parce qu’ils ne savent pas, parce qu’ils refusent, ou qui demandent, mais sont pris dans les obstacles de l’accès au droit. Il précise que le concept de « non-recours » est plus frappant. D’autres sociologues ayant des responsabilités importantes dans le domaine de la lutte contre la pauvreté m’ont tenu le même discours : politiquement le mot « non-recours » est fort. Mais il est faux.

  • Et, pour la bonne cause, il donne une image fausse des personnes en situation de pauvreté tout en les humiliant.

Je pense à Marie-France Zimmer, engagée des années dans l’action pilote qui est devenue la Couverture Maladie Universelle (CMU)3. Sa santé est très fragile et cette victoire de la CMU est une grande fierté pour elle, comme pour ATD Quart Monde. Mais, il y a quelques années, portée par l’idéologie qui voit dans les ayants-droit aux prestations sociales des probables fraudeurs, la fréquence du réexamen du droit à la CMU est passée de trois ans à un an. Tous les ans, elle doit refaire entièrement son dossier pour prouver sa pauvreté et le fait qu’elle a toujours une maladie qui ne la quittera jamais. Et bien souvent il manque une pièce de l’hôpital ou autre. Et sa Protection Universelle Maladie (PUMa) est coupée. La peur et la colère l’envahissent, elle se bat d’arrache-pied, et au bout d’un temps incertain sa PUMa est rétablie. Mais allez dire à Marie-France Zimmer qu’elle fait partie des gens qui ne font pas recours aux prestations auxquelles elle a droit !… C’est ajouter l’insulte à l’injustice.

Le non-accès systémique

Nous sommes dans une situation typique d’injustice d’interprétation qui a créé un tort à ceux qui la vivent4. Qualifier ce non-accès au droit de « non-recours », cela rappelle l’époque récente où la notion de harcèlement sexuel n’existait pas, et les femmes harcelées s’entendaient dire que c’était de la galanterie appuyée.

  • Le non-recours cache le non-accès systémique : plus de preuves demandées aux pauvres pour débusquer les tricheurs induit plus de coupures. C’est ce que les Québécois appellent de la discrimination indirecte.

Penser avec des pauvres mythiques est une tentation fréquente. Par exemple : les pauvres seraient de vrais rebelles, ils rejettent les institutions, ils ne veulent plus du contrôle social, plus de l’État. C’est un fantasme de bourgeois radicalisés qui rêvent de rejeter les institutions sans en avoir le courage. Ce ne serait pas si grave si cette exagération n’appelait pas mécaniquement l’exagération inverse venant de la part des populations qui croient à un autre mythe : chacun se fait seul, on n’est pas des assistés, etc. « Non-recours ?! Alors qu’il y a 600 euros qui les attendent à la CAF, ils sont sur leur canapé devant leur écran plat et ils sont trop fatigués pour aller les chercher ?… »

« Mal nommer les choses c’est ajouter au malheur du monde », aurait dit Albert Camus. Et on peut ajouter que nommer les choses en dialogue avec les premier·ère·s concerné·e·s, c’est un acte basique de justice épistémique.


Peinture : Guillermo Diaz Linares, Guatemala.

  1. Le revenu de solidarité active (RSA) est une prestation de protection sociale française assurant un revenu minimal à des personnes ayant de faibles ressources financières
  2. L’ODENORE, ou Observatoire des non-recours aux droits et services, est un dispositif de recherche du Laboratoire de sciences sociales PACTE et de l’Université Grenoble-Alpes qui a pour but d’observer, d’analyser et de diffuser des connaissances relatives à la question du non-recours dans les domaines des prestations sociales, de la santé, de l’insertion sociale et professionnelle, de l’autonomie, de la médiation sociale, des déplacements, de la lutte contre les discriminations, etc.
  3. La CMU s’est transformée, en 2016, et a été renommée: « la Protection Universelle Maladie » (PUMa).
  4. Voir Revue Quart Monde N° 265, 2023/1. https://www.revue-quartmonde.org/10932

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