Intervention de Pierre Saglio. Membre du Mouvement ATD Quart Monde France.

Comprendre la paix à partir du refus de la misère. Colloque international « La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix » Maison de l’UNESCO 26 Janvier 2012

Paix et reconnaissance mutuelle : la réflexion et le combat de Joseph Wresinski

1. Je vous parle avec ce que j’ai appris du père Joseph
On m’a demandé de vous dire aujourd’hui en quelques mots ce que j’ai perçu et compris de la pensée et du combat du père Joseph sur « paix et reconnaissance mutuelle ». Je le fais en partant de ce que j’ai appris à

Le père Joseph ne supportait pas l’humiliation, jamais.
Il l’avait vécu dans son enfance et il en était resté un écorché vif tellement il en avait souffert : C’était l’humiliation d’être méprisé par d’autres hommes, l’humiliation de dépendre du bon vouloir d’autres hommes. Pour lui, c’était la pire des violences ; Il ne l’a jamais supporté.

  • Il n’a jamais cessé de dire qu’on ne pourrait pas vivre en paix tant qu’un seul homme était maintenu dans l’humiliation et la dépendance d’autrui. Il se mettait dans des colères incroyables pour nous le rappeler avec force.
  • Il savait le courage individuel et collectif qu’il faut avoir pour faire face à l’humiliation et, du coup, il avait un profond respect pour tous ces gens qui se révoltaient contre l’humiliation. Il nous a toujours dit le profond respect que nous devions avoir pour chacune de ces résistances.
  • Il savait aussi que cette résistance n’aboutirait pas tant qu’on ne saurait pas la comprendre, en tirer des enseignements sur la paix à construire. Il nous a toujours demandé d’apprendre, de retrouver l’homme et le peuple qui pose ces actes de résistance pour nous mettre à ses côtés et à son école.
  • Il était exigeant pour qu’on se questionne face à cette violence de l’humiliation des pauvres : qui sommes-nous face à cette violence et en même temps, il savait aussi nous soutenir d’une façon inouïe lorsqu’il sentait que l’un de nous allait caler face à la souffrance qu’impose l’humiliation.

Alors, que m’a-t-il appris ? Il distinguait quatre façons de résister face au malheur (il utilisait souvent ce mot) et je trouve que cela nous aide à comprendre ce que vous avez dit pendant cette recherche. 2. Quatre formes de résistance face à la violence de l’humiliation La résistance désespérée et « furieuse » de l’homme seul Face à la violence terrible et sournoise qui vous écrase, qui fait que vous êtes sans cesse à la merci des autres, l’homme risque de se révolter d’une façon terrible et incohérente si on le laisse seul. « Ce n’est pas un violent, c’est un furieux » (cf « la violence faite aux pauvres. Revue Igloos, n°39 – janvier 1968).
Dans sa révolte, parfois l’homme met dehors sa femme et ses gosses, ou il s’en va comme l’a fait son propre père, la femme s’engueule avec l’assistante sociale et la met à la porte ou bien elle s’enferme chez elle et n’ouvre plus à personne. Parfois même elle part en laissant ses enfants sans rien.

Quand l’homme pauvre devient furieux, sa révolte se retourne contre lui et l’isole encore plus. Les autres, tous les autres, disent que, vraiment, on ne peut rien faire avec cet homme, qu’il vaut mieux prendre ses distances, qu’il est malade, fou furieux et doit être enfermé et c’est un cercle vicieux.

Vous avez parlé de ce cercle vicieux dans votre recherche.
Vous avez dit, vous Ivanite de Haïti ou vous Boubacar Sarr du Sénégal, votre angoisse que les jeunes de vos familles et de vos quartiers ne soient pas enfermés dans une violence sans issue et qui va les casser totalement.

Le père Joseph a toujours exigé de chacun de nous de ne jamais condamner de telles révoltes, de tenter envers et contre tout de nous mettre aux côtés de ceux qui la portent pour qu’ils ne restent pas seuls, enfermés dans leur désespoir face à la violence de l’humiliation. Il a aussi toujours été très exigeant chaque fois qu’il sentait l’homme capable d’une autre forme de révolte pour éviter qu’il s’enferme dans une violence qui risquait de le détruire.

L’esquive individuelle de la violence
Tous les jours et partout dans le monde, les pauvres sont obligés d’esquiver la violence, de pactiser avec elle. Tous les jours également, ils s’efforcent, envers et contre tout, de créer l’accord, de s’entendre entre eux et avec les autres.
En 1984, dans deux conférences où il parle de la non-violence, le père Joseph rappelle que l’homme soumis à la violence sournoise de la dépendance et de l’humiliation fait tout pour « éviter tout ce qui pourrait provoquer l’affrontement et l’empêcher de vivre dans un état qui aura au moins un semblant de paix. ». « L’homme pauvre et sans défense, que peut-il faire sinon s’esquiver ? »

Il s’esquive face à ceux qui l’accusent ou accusent les siens.
« Des parents ne diront rien quand l’instituteur leur dira que leur fils ne fera jamais rien de bon…Ils enferment leur rancœur lorsqu’un éducateur leur fait la leçon, lorsqu’ils restent sans parole devant le juge. » Au fond, l’homme pauvre sait, parce qu’il a vu faire ses parents, ses voisins, tous ceux qui vivent la même humiliation, il sait s’adapter à ce que l’autre attend, il sait se taire, éviter de dire son désaccord.

Vous avez beaucoup dit cela, notamment vous de Centre Afrique ou du Sénégal.
Pape, du Sénégal, nous dit : « si tu es dans la rue, les gens t’insultent et tu subis beaucoup de choses. ». Alexie du Sénégal nous dit en parlant des familles de Piquine qui vivent dans des très mauvaises conditions : « les familles n’ont pas d’autre solution. Elles se sont habituées au mal, elles continuent de souffrir en silence à cause de ces eaux. »

La « soif insensée d’être reconnu comme un frère ».
Le Père Joseph insiste également fortement là-dessus. Combien de fois je l’ai entendu nous rappeler comment les pauvres savaient se réconcilier avec leurs voisins, avec leurs familles, faire la paix.

  • Ainsi celui qui va se réconcilier avec son voisin quand il rentre de prison après avoir été condamné pour avoir volé sa famille ou agressé ses enfants. Il va se réconcilier avec lui car il sait qu’il n’a pas d’autre choix, d’autre alternative que de vivre à ses côtés.
  • De même quand la vie trop dure a abouti à des drames au sein même des familles. Combien de fois va-t-on se réconcilier pour préserver la famille ?
  • De même lorsque certains renoncent à demander justice quand ils savent qu’ensuite ils seront seuls pour assumer les conséquences dans les relations avec le propriétaire qui le vole, l’employeur qui ne le paie pas, etc.

Mais bien souvent, comble de l’humiliation, ses efforts pour se réconcilier avec son voisin avec qui il s’est battu la veille ne sont même pas reconnus comme des efforts, comme un véritable savoir-faire de réconciliation et de paix, mais comme de l’inconstance.

Le Père Joseph n’a cessé de nous mettre en garde lorsque les pauvres n’ont pas d’autre issue que ces esquives individuelles. Il disait même que cette issue est dangereuse pour le pauvre.
Elle est dangereuse car elle ne mobilise pas contre l’injustice que vit le pauvre, elle risque toujours de le maintenir dans la dépendance. « Elle provoque chez nous les gestes d’une pitié qui ne va jamais jusqu’à la fraternité…Elle maintient le statu quo des faux rapports entre les riches et les pauvres. »
Au fond, elle ne casse pas l’humiliation et la dépendance.

La résistance collective fondée sur l’égale dignité entre tous
Le père Joseph n’a cessé de se battre pour nous unir, pour rassembler son peuple d’abord et aussi ceux qui ont fait le choix de se mettre à ses côtés. Il savait qu’on ne peut faire face seul à la misère, à la faim, à l’humiliation et à la dépendance. Il nous faut impérativement nous mettre ensemble (rappelez-vous « s’unir est un devoir sacré ») et nous mettre ensemble pas n’importe comment. Le Père Joseph n’a cessé de rappeler cela.

  • Il faut nous mettre ensemble pour réfléchir, apprendre, s’instruire ensemble comme vous l’avez fait depuis trois ans. Les universités populaires, dans le monde entier sont ces lieux d’une pensée nouvelle « où la parole est au service d’un nouveau savoir, élaboré ensemble, fondant l’unité, fondant la paix. ». On se met ensemble dans une connaissance nouvelle, renouvelée par toute la réflexion sur la résistance opiniâtre des pauvres, on se met ensemble dans une reconnaissance de la connaissance des pauvres.
  • Il faut nous mettre ensemble pour se serrer les coudes, pour faire face ensemble à la violence comme vous le faites à Haïti, comme vous ne cessez de le faire partout. On se met ensemble en étant tous engagés dans le combat pour qu’enfin les droits de l’homme soient respectés pour tous, on se met ensemble pour que personne ne soit plus abandonné. « La démocratie se désavoue elle-même lorsqu’elle considère l’abandon des plus faibles comme inéluctable… »
  • Il faut nous mettre ensemble d’une façon qui renouvelle profondément les relations entre les hommes, individuellement et collectivement parce que chacun est dans une égale dignité avec les autres.

3. Conclusion
Le Père Joseph aurait presque 100 ans aujourd’hui. Cela veut dire qu’il est de la génération de ceux qui ont connu la terrible guerre de 39 – 45 en Europe pendant laquelle on a voulu totalement nier l’humanité d’une partie des hommes. Il savait où cela nous avait mené et se souvenait qu’on ne construit pas la paix sur la négation de l’humanité de certains.
Il savait aussi que c’est en se mettant face à cette violence extrême, en tentant de la comprendre pour l’éradiquer que les hommes ont voulu et su créer les meilleures initiatives pour la paix de tous ; je pense à la création de l’ONU, je pense à la déclaration universelle de 1948. Il savait que c’est par cette réflexion et ce combat que les hommes ont découvert les droits de l’homme et il savait que les hommes qui ont porté cela (les Cassin et autres) ont toujours lié « la terreur et la misère ».
Alors, c’est dans cette lignée, dans ce prolongement qu’il situe sa réflexion et son combat. Il était convaincu qu’en se mettant sérieusement face à la violence extrême qui détruit les plus pauvres, qui nie leur humanité, on avance tous vers la paix.

C’est étonnant de l’entendre, en 1984, dire lors d’une conférence : je voudrais que vous notiez au jour le jour ce que vous observez, ce que vous connaissez sur les liens entre misère et paix et il ajoute : « De les mettre au clair et en commun devrait permettre de contribuer à ce que la compréhension de l’humanité tout entière avance et s’approfondisse. »

« …les mettre au clair et en commun,… » C’est ce que vous avez fait avec acharnement depuis 3 ans. Je suis convaincu, comme le dit le père Joseph, que le travail que vous avez mené éclaire l’humanité toute entière dans sa recherche de paix et nous allons tout faire pour qu’il soit reconnu comme tel, notamment par le comité Nobel de la paix.