Il faut nous parler

Texte écrit par Anaclara Acuña et publié dans la revue Quart Monde Revue Quart Monde N° 265 | Les injustices liées au savoir.

 Anaclara Acuña est titulaire d’une maîtrise de l’Université de Grenoble Alpes (France) en Études du développement international et d’une licence en Études internationales de l’Université ORT (Uruguay). Elle a été assistante de recherche pour le séminaire de philosophie sociale dans le Centre de mémoire et de recherche Joseph Wresinski en 2021.

Dans cet article, à partir de ce qu’elle a découvert à ATD Quart Monde durant son stage au Centre de Mémoire et de Recherche Joseph Wresinski et de son mémoire de master, l’auteure examine les différents concepts d’injustice épistémique et leur rapport à la pauvreté.


Comment se fait-il qu’aujourd’hui, au 21e siècle, que le premier des Objectifs de Développement durable reste l’éradication de la pauvreté sous toutes ses formes ? Pourquoi vivons-nous dans un monde aussi injuste et inégalitaire ?

  • Lorsqu’elle cherche des réponses, notre société moderne a tendance à se concentrer sur les questions matérielles, tandis que le système sous-jacent de production, de distribution et de création de savoirs n’est généralement pas remis en question.

Mais pourquoi l’injustice épistémique est-elle pertinente ? Est-elle présente dans les contextes de pauvreté ?

L’accès inéquitable aux biens épistémiques

La question de la connaissance et de l’injustice liée au savoir était présente dès la création d’ATD Quart Monde comme un point essentiel pour combattre la misère. Cependant, dans les archives, j’ai remarqué qu’il était question de « connaissance », « d’accès à l’éducation », de « manque de crédibilité », « d’opinion inestimable », « d’ignorance » de « reconnaissance », de « justice du cœur », de « dignité », etc.

L’accès inéquitable aux biens épistémiques tels que l’éducation et l’information n’est pas la seule injustice liée à la connaissance à laquelle sont confrontés les pauvres. Être lésé en tant que sachant et locuteur est également une « injustice épistémique », telle que définie par Miranda Fricker1. Dans ce livre, la philosophe anglaise introduit deux nouveaux termes : l’injustice testimoniale et l’injustice herméneutique.

  • L’injustice testimoniale se produit lorsque les préjugés amènent l’auditeur à accorder un certain niveau de crédibilité aux paroles des orateurs ;
  • tandis que l’injustice herméneutique se produit lorsque le manque de capacités d’interprétations collectives désavantage une personne dans la compréhension de ses propres expériences sociales.2

Les personnes vivant dans l’extrême pauvreté sont souvent confrontées à ces injustices au quotidien et Joseph  Wresinski avait déjà lancé une alerte à ce sujet en 1950. Selon Miranda Fricker, il existe différents types de préjugés qui causent l’injustice testimoniale, mais elle se concentre sur les préjugés identitaires négatifs. Le locuteur subit une injustice car l’auditeur accorde moins de crédibilité à ses propos en raison de son identité. Cela pourrait être transposé à l’injustice dont sont victimes les plus pauvres, lorsque les institutions et la société en général leur accordent moins de crédibilité en raison de leur statut socio‑économique.

Lors de mes recherches dans les archives, j’ai découvert différents stéréotypes couramment utilisés par la société pour désigner les plus pauvres, qui déshumanisent la personne et sa dignité.3

La philosophe Miranda Fricker soutient que lorsque l’injustice testimoniale est persistante et systémique, elle devient une oppression qui peut se manifester de manière répressive ou silencieuse. Ce point pourrait être rapproché de celui des études de développement postcolonial. G. Spivak introduit le concept de « violence épistémique », qui fait référence à la violence exercée sur les modes de savoir et de compréhension des peuples autochtones non occidentaux. Elle revendique les voix non entendues, les « subalternes »4. Les dominés ont été privés de leur voix et de leur pouvoir d’action. Ils ne peuvent pas expliquer qui ils sont et, lorsqu’ils essaient, ils ne sont pas compris.

Ce point est également présent dans la pensée de Joseph Wresinski, quand il affirmait que l’expérience acquise à Noisy-le-Grand lui a montré que la pauvreté constante maintient les gens dans le silence.

« Lorsque les gens sont pris au piège de l’extrême pauvreté, les sentiments d’impuissance, de culpabilité, de peur et de colère, ainsi que la perte d’espoir en l’avenir, condamnent au silence ceux qui tentent de survivre. »5

Ils ont tendance à ne pas s’exprimer pour éviter les ennemis ou les malentendus, ou parce qu’ils savent que ce qu’ils disent sera utilisé contre eux.

Injustice herméneutique, injustice testimoniale

La grande différence entre l’injustice herméneutique et l’injustice testimoniale est que la première n’a pas de coupable, il n’y a pas de responsable spécifique ; elle est structurelle.

Lors d’une conférence à Haguenau (Strasbourg) en 1973, J. Wresinski a mentionné que les pauvres sont souvent punis pour leurs actions, mais en réalité personne ne leur a expliqué les règles. Par conséquent, ils ne se rendent pas dans les services publics car ils ne veulent pas être à nouveau humiliés, être la risée des employé·e·s.

Séminaire de philosophie sociale

Ce cas correspond à un modèle d’injustice herméneutique car il découle d’un manque de ressources collectives et le groupe le plus défavorisé, les plus pauvres, est marginalisé, ce qui signifie qu’il participe de manière inégale à la formation de significations sociales.

M. Fricker expose deux aspects du préjudice de l’injustice herméneutique, l’incapacité de la personne à rendre intelligible quelque chose qui lui est propre et la perte de confiance et d’intérêt pour le savoir. Pour illustrer cela, lors de la même conférence de Haguenau, J. Wresinski a expliqué la réponse d’une jeune fille à qui l’on demandait pourquoi elle n’allait pas à l’école :

  • « Oh non, ce n’est pas à cause de la maîtresse ! Mais quand nous rentrions le soir, nous n’étions pas sûrs d’avoir à manger et toute la journée j’avais l’estomac qui me serrait ! Quand j’arrivais en classe le matin, je n’avais pas dormi de la nuit parce que nous étions entassés les uns sur les autres et papa s’était mis à crier d’énervement ! Et alors on m’interrogeait, alors je répondais à côté ; alors on me disait : mais tu es bête, tu ne sais pas ce qu’il faut répondre ! Parce que j’étais angoissée et parce que je me croyais bête, alors je ne pouvais rien apprendre. »

Cette citation montre clairement que l’injustice herméneutique fait partie d’une injustice et d’une exclusion sociales plus vastes ; il n’y a pas de coupable défini et elle touche différentes dimensions de la vie d’une personne.

L’ignorance : un facteur‑clé

Selon J. Wresinski, l’ignorance perpétue le cercle pervers de la pauvreté6. À travers la lecture de différents textes sur sa pensée, on peut affirmer que cette ignorance a deux significations, l’ignorance des plus pauvres qui les empêche d’exercer leurs droits, d’accéder à l’éducation, de communiquer, de comprendre, de se développer, etc., mais aussi l’ignorance de la société dominante concernant la pauvreté et ses habitants.

Séminaire de philosophie sociale

J. Wresinski a accentué l’importance de l’ignorance en expliquant qu’elle n’est pas l’ignorance d’une seule personne, mais qu’elle englobe toute la communauté et se transmet de génération en génération. Parfois, cette ignorance est si profonde que même les enfants qui vont à l’école ne peuvent la surmonter. Elle signifie directement l’exclusion et l’isolement, car être ignorant signifie ne pas pouvoir comprendre ce qui se passe, être condamné à l’insécurité, à l’incohérence parce qu’on ne dispose pas des connaissances nécessaires pour prévenir et comprendre les causes et les conséquences de certains actes.

D’autre part, l’ignorance empêche les plus pauvres de surmonter la pauvreté en raison de l’ignorance des autres, principalement des scientifiques modernes et de la culture dominante, à leur égard. Ce point est important car J. Wresinski affirme que l’extrême pauvreté existe à cause de notre ignorance, pour reprendre ses termes :

« Notre ignorance de la misère fait que, malgré la bonne volonté de tant de gens, la grande pauvreté existe toujours. » 7

Groupe de recherche du séminaire de philosophie sociale

Considérations finales

Après avoir résumé les différents exemples d’injustices épistémiques auxquelles sont confrontées les personnes en situation de pauvreté, il faut encore se demander comment les inverser. Je pense que l’approche d’ATD Quart Monde, fondée sur la reconnaissance et l’émancipation des plus pauvres et ancrée dans la pensée de son fondateur, et les actions comme le séminaire de philosophie sociale, le croisement des savoirs et des pratiques, l’Université populaire Quart Monde, entre autres, sont des instruments de lutte contre les injustices liées à la connaissance.  Ils peuvent apporter des réponses précieuses à la lutte réelle contre la grande pauvreté.

 

  1. Dans son livre Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing, 2007
  2. Miranda Fricker, Epistemic Injustice : Power and the Ethics of Knowing, Epistemic Injustice, Oxford University Press, 2007
  3. Ce sont des propos qui apparaissent dans différents documents relatifs aux rencontres de J. Wresinski avec des alliés, à l’Université populaire Quart Monde ou dans ses conférences ; la période analysée se situe entre les années 1950 et 1980.
  4. G.C. Spivak, « Can the Subaltern Speak? », in Marxism and the interpretation of Culture. Chicago : University of Illinois Press.
  5. Équipes Science et Service, ATD Quart Monde, “Le Quart Monde, un peuple en marge de lois établies (archive non publiée)”, JWC, Baillet-en-France, 0779/36. »
  6. J. Wresinski,  « Conférence L’écart social » – Paris (archive non publiée), JWC, 1978, Baillet-en-France, 077/15 – 1J18-14.
  7. Wresinski,  Conférence de JosephWresinski. Échec à la misère – Fribourg (Suisse) [archive non publiée] », 1983b, JWC, Baillet-en-France, 0779/28 – 1J23-16 : 22.

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