Un savoir d’expérience inestimable

Dessin : S’envoler, contre vents et marées de François Jomini, 1988 © François Jomini, ATD Quart Monde.


Propositions d’ATD Quart Monde aux décideurs politiques

Intervention de Bruno Dabout, Délégué général du Mouvement international ATD Quart Monde, lors de la table ronde UNESCO/MOST « Le croisement des savoirs : une approche centrée sur les personnes pour lutter contre la pauvreté » du 17 octobre 2023 à la Maison de l’UNESCO.

Reconnaître l’intelligence des plus pauvres et leur capacité à devenir partenaires

En décembre 1980, Joseph Wresinski s’adressait aux universitaires à l’UNESCO puis dans beaucoup d’autres instances et les interpellait sur la connaissance dont ont besoin les personnes en situation de pauvreté, les équipes d’action, nos sociétés nationales et les communautés internationales pour combattre efficacement la pauvreté et l’exclusion.

La connaissance universitaire reste partielle. Il y a besoin de permettre à tous·tes les acteur·rice·s de construire leur savoir et de l’enrichir avec d’autres. Les personnes en situation d’extrême pauvreté accumulent une expérience inestimable de lutte. Elles ont une capacité de réflexion sur leur expérience.

Comment faire reconnaître leur intelligence et leur capacité à devenir partenaires ?

40 ans après le défi posé par Joseph Wresinski, les notions de savoirs et d’intelligences multiples, les notions de participation et de partenariat comme levier des politiques de développement et de lutte contre la pauvreté semblent avoir été acceptées. En 2018, Amina J. Mohammed, vice-secrétaire générale des Nations Unies, a déclaré  que le succès des objectifs de développement durable qui visent à éradiquer la pauvreté partout et sous toutes ses formes d’ici 2030 dépendra de leur mise en œuvre à travers des collaborations multisectorielles et le rapprochement du système politique des citoyens ; le succès de la mise en œuvre sera mesuré par la réalisation de l’engagement de ne laisser personne de côté1.

En 2019, Ángel Gurría, alors secrétaire général de l’Organisation de coopération et de développement économiques, a reconnu la validité de la recherche dans laquelle collaborent universitaires et personnes en situation de pauvreté et l’importance des résultats de la recherche sur les dimensions cachées de la pauvreté menée par ATD Quart Monde avec l’Université d’Oxford. En effet, cette recherche révèle des dimensions encore peu explorées telles que la stigmatisation, discrimination et marginalisation des personnes en situation de pauvreté et aussi les contributions non reconnues, la dépossession du pouvoir d’agir.

Voilà pour les déclarations, mais qu’en est-il de leur mise en œuvre ?

Une approche extractiviste

En 2000, l’étude de la Banque mondiale Les voix des pauvres a marqué un tournant dans la reconnaissance de la valeur de la recherche participative dans le monde universitaire et politique. C’était une étude « participative » aux proportions énormes – 40 000 personnes interrogées dans 50 pays. Son volet 3 est intitulé de manière significative Est-ce que quelqu’un nous entend ?2

  • Mais cela reste une approche purement extractiviste de la connaissance. Les personnes sont invitées à apporter leurs témoignages, mais pas leurs réflexions.

Comment parvenir à la participation des plus pauvres?

Les institutions internationales ont évolué et financent des projets dotés de budgets énormes (150 milliards de dollars) pour des initiatives de développement communautaire avec des « systèmes participatifs” pour identifier les bénéficiaires, évaluer les actions en cours et les ajuster. Cependant, malgré de tels investissements, il n’est pas possible d’établir une distinction fondamentale entre la participation purement consultative et la participation délibérative. L’importance de la participation délibérative n’est pas reconnue.

Duflo et Banerjee évoquent l’habitude des experts-économistes de décider à la place des personnes vivant dans la pauvreté au lieu de les consulter. Leurs travaux sur des évaluations randomisées, récompensées par le prix Nobel d’économie en 2019, permettent d’analyser factuellement des résultats de programmes d’action.

  • Mais la question reste : comment permettre aux personnes en situation de pauvreté d’apporter leur intelligence ? Comment parvenir à la participation des personnes qui sont dans une situation de survie quotidienne ?

Gagner le combat de la qualité de la participation

Pour ouvrir des possibilités de transformation de la société qui permettent d’aller vers une éradication de la pauvreté, au moins dans ses formes les plus graves, nous devons mener et gagner le combat de la qualité de la participation. Voici quatre propositions politiques pour avancer :

    1. Établir la distinction fondamentale entre la participation purement consultative et la participation délibérative. Reconnaître les difficultés que cette dernière comporte. Avoir une attention particulière aux diverses formes d’injustice épistémique : ne pas être cru, avoir son témoignage interprété par d’autres sans pouvoir apporter sa propre interprétation.
    2. Soutenir les organisations qui sont solidaires des très pauvres dans la durée. Les universitaires ne peuvent pas penser qu’ils vont tout seuls pouvoir réfléchir avec des personnes en grande pauvreté prises individuellement. Il faut des organisations qui offrent aux personnes en situation de pauvreté des espaces de parole, des espaces de liberté, des espaces sans contrôle social pour que les personnes les plus exclues dans des communautés en situation de pauvreté puissent oser parler et que leur parole puisse être écoutée et respectée. Pour cela, il faut donc s’appuyer sur des organisations en accord avec une telle feuille de route et présentes dans la durée aux côtés des populations pauvres. Un point important à souligner est que cela demande des financements de programmes d’action dont l’impact n’est pas attendu sur 3 ans, mais sur 10 ans.
    3. Ouvrir et promouvoir des espaces de rencontres, de dialogues et de réflexion entre les acteurs engagés. Cela demande que les acteurs universitaires et les acteurs politiques soient prêts à investir beaucoup plus de temps que pour une consultation entre experts. Du temps et aussi de la réflexion sur les conditions nécessaires pour améliorer l’égalité entre les participants, instaurer la confiance et garantir la participation effective de tous les individus et groupes. Du temps et de l’argent, car par exemple il faut traduire, interpréter en de nombreuses langues.
    4. Faire connaître et adopter l’Instrument pour l’élaboration et l’évaluation délibératives des politiques (IDEEP). (En anglais, Instrument for the Deliberative Elaboration and Evaluation of Programmes and Policies IDEEP). L’instrument IDEEP vise à informer les décideurs politiques, les bailleurs de fonds et les organisations qui souhaitent mettre en pratique l’idéal de la participation dans l’élaboration, le suivi et l’évaluation des politiques publiques, des projets et des programmes de développement. Il propose une méthodologie qui va au-delà de la participation et s’inscrit dans une pratique délibérative. Cet outil est issu d’un travail en partenariat entre ATD Quart Monde et le rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté et des droits de l’homme et sera disponible à partir de février 2024.

En guise de conclusion, une très courte histoire

« Que celui qui sait enseigne à celui qui ne sait pas » pouvait-on lire en grosses lettres sur un mur de la cour d’ATD Quart Monde à Ouagadougou, la capitale du Burkina Faso. Un jour, lors d’une des séances de travail sur l’éducation qui réunissait des parents en situation de pauvreté, des jeunes ayant vécu dans la rue, des enseignants, des représentants politiques et des universitaires, il fut décidé de graver une nouvelle devise dans le bois et accrochée au même endroit ; elle n’a pas remplacé la précédente, mais elle l’a complétée :

« Que celui qui croit ne pas savoir, enseigne à celui qui croit savoir. »

  1. Pour reprendre ses propres termes : « La réussite de notre aventure collective jusqu’à 2030 dépendra en grande partie de l’efficacité des gouvernements, qui dirigent la réalisation de ce programme transformateur et universel, à associer les parlements, les autorités locales, les peuples autochtones, la société civile, les communautés scientifique et universitaire ainsi que le secteur privé et à combler l’écart entre les populations et les politiques nationales. La réussite sera aussi mesurée à l’aune de notre engagement à ne laisser personne de côté. Nous devons nous assurer de donner une voix et une tribune pour encourager la participation des communautés et des personnes les plus marginalisées, les plus vulnérables et les plus exclues. »
  2. Can Anyone Hear Us ? (D. Narayan, R. Patel, K. Schafft, A. Rademacher, S. Koch-Shulte, 2000)

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