Intervention de Georges de Kerchove Avocat, Belgique.

Construire la paix ensemble : moyens et responsabilités. Colloque international « La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix » Maison de l’UNESCO 26 Janvier 2012

Il y a 25 ans à peu près, le mouvement m’a demandé d’assurer une présence dans les gares. Et, comme je suis un passionné des Droits de l’Homme, assez rapidement avec des personnes qui vivent à la rue, on a créer cette « cellule des Droits de l’Homme ATD Quart Monde de la gare centrale », comme les gens se présentent eux-mêmes. Et il y a quelques jours, au cours d’une de ces réunions des sans-abri à la gare centrale, nous nous faisions expliquer comment fonctionne le SAMU social qui venait d’ouvrir ses portes à l’entrée de l’hiver.

On a posé la question à un représentant du SAMU qui participait à la réunion : comment sélectionnez-vous les gens ? La réponse fut : Nous n’avons que 80 lits et nous avons donc du faire des choix, parce que nous savons qu’au creux de l’hiver la demande sera supérieure. Avec les bureaux d’aide sociale des communes, avec des associations de terrain, nous avons pré-établit une liste des sans-abri connus les plus exposés, il y a 120 noms parce que nous savons que ils ne viendrons pas tous ensemble et nous avons écartés les étrangers en séjour irrégulier et les demandeurs d’asile. Alors pourquoi les étrangers en séjour irrégulier : parce que dans mon pays, ils n’ont droit à rien puisqu’ils sont en séjour irrégulier ils ne peuvent pas demander une aide sociale. Et pourquoi les demandeurs d’asile : parce qu’il y a une institution particulière qui s’en occupe. Alors on a posé la question : Et les personnes en état d’ivresse ou droguées peuvent-elles entrer ? Réponse : par respect, nous ne les fouillons pas à l’entrée, mais une fois que la personne est entrée elle s’engage à respecter le règlement intérieur : pas de drogue, pas d’alcool, pas de chambard, si non on l’expulse, éventuellement avec l’aide de la police. Et alors, à partie de cette rencontre, des personnes vivant à la rue, évoquent la façon dont d’autres maisons d’accueil les hébergent. Et ils expliquent ceci : Dans une maison d’accueil, ils ont un système de carte rouge et noir, qu’ils distribuent à 19 heures, si tu tires une rouge tu es admis, si tu tires une noire non, il faut alors se débrouiller pour trouver un logement ailleurs à cette heure-là. Dans une autre maison, ils expliquent que ça se passe comme ceci : ce sont les premiers de la file qui sont admis, tu as donc intérêt à arriver tôt si tu veux une place. L’ennuie c’est que quand il y a beaucoup de monde, ça se bouscule, la police doit même parfois intervenir. Et alors un participant dit : Moi, je ne vais jamais dans les maisons d’accueil, je préfère squatter une maison abandonnée, même si c’est illégal, même si je risque d’être agressé, même s’il n’y a pas d’eau courante, même s’il n’y a pas d’électricité ni chauffage, même si je peux être expulsé à toute heure, au moins, j’ai des comptes à rendre à personne et mon chien reste avec moi.

Alors, à partir de ce témoignage tout simple, qui probablement pourrait être vrai dans d’autres villes, dans d’autres grandes cités, ce témoignage qui reflète le quotidien d’une population très précarisée, je voudrai illustrer une des premières violences faites aux plus pauvres, encore qu’elle soit banalisée. Mon propos n’est pas du tout de fustiger en quoi que ce soit le SAMU ou d’autres maisons d’accueil, qui ont une utilité évidente, parce que sans eux, ils y aurait encore plus de personnes qui mourraient à la rue. Mais, n’est-ce pas faire violence, tant à ceux qui sont inscrits sur ces listes, qu’à ceux qui ne le sont pas, que de dresser cette liste sans la moindre concertation avec eux. Cette liste fermée, dressée par d’autres sur la base de critères inconnus ou du moins non communiqués, renforce l’absence de maîtrise sur l’environnement le plus immédiat, car savoir pourquoi on pourra passer ou non la nuit relève du plus immédiat. Elle renvoie ceux qui sont à la rue à leur impuissance, elle est perçue comme arbitraire et brise une solidarité déjà difficile. Pourquoi un tel est admis et pas moi ? Ou vis-versa ? Qu’est-ce qu’il a de plus ou de moins que moi ? Il aura fallu un dialogue avec un représentant du SAMU, lors d’une réunion de ce comité des Droits de l’Homme de la gare, pour en savoir un peu plus à propos d’une liste que les mieux informés, ne faisaient que soupçonner l’existence, alors que d’autres parlaient d’une simple rumeur. Si on réfléchit au fonctionnement des autres maisons d’accueil, une violence latente est tout aussi présente, le système du tirage au sort masque, sous le couvert des aléas de la vie, l’injustice qui vous est faite. La chance décide pour vous, ce qui veut donc bien dire que la misère est bien une fatalité sur laquelle on n’a aucune prise, selon que vous tirez rouge ou noir vous êtes ou non admis. La sélection qui retient les premiers de la file au demeurant couve la violence, la police a du intervenir à quelques reprises, considère que le temps du pauvre, et donc finalement celui-ci, ne mérite pas une grande attention, et on récompense celui qui a le plus de temps à perdre…. quitte à lui reprocher par ailleurs de le perdre et de se complaire dans la misère. Fondamentalement, quelque soit finalement les critères retenus, une sélection qui occulte un partage imparfait des biens de première nécessité, ne peut être que profondément injuste et violente si elle prive certains de l’accès à ses droits. Elle brise alors toute solidarité, ne laisse le choix qu’entre la révolte ou la résignation, fait des pauvres des rivaux les uns pour les autres, elle engendre la violence entre les pauvres eux-mêmes et entre eux et les nantis. Et de surcroît, en l’occurrence, elle aiguise la xénophobie, puisqu’on fait une distinction entre les nationaux et les étrangers, notamment en séjour irrégulier. On ne peut commencer à parler de chemin vers la paix que si l’accès aux biens de première nécessité est garantie à tous et fait l’objet d’un partage dont personne n’est exclu ! En l’occurrence, les sans-abri ont évoqué l’exemple du droit au logement qui n’est pas encore garanti dans mon pays. A partir des bousculades dans les files qui se forment lors de la distribution de la soupe populaire, dont ils témoignaient à une réunion précédente, ils auraient pu parler d’un autre droit tout aussi fondamental que le droit d’être nourri. Et à propos de ces files, les responsables de la soupe populaire, qui, à un moment donné voulaient atteindre les plus pauvres, on ne peut que les en féliciter, s’étaient dit : on va faire des subdivision dans la file, d’abord les femmes et les enfants et puis les Belges, puis les étrangers, il n’y avait pas assez ! et ne peut arriver, évidemment, qu’à des choses qui sont profondément choquantes, sous probablement les meilleures intentions. Mais l’homme n’est pas qu’un tube digestif qui a besoin de sommeil, il est également « communication », « parole », « pensée », « créateur », « poète » et « artiste ». A cet égard, l’enseignement de base et l’accès à la culture, relèvent des biens de première nécessité. Et singulièrement lorsqu’il se partage le savoir ne s’épuise jamais mais se renforce et est vecteur de paix.