Le « Croisement des savoirs et des pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale »

Cet article est d’abord paru en octobre 2023 sur Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation.

Généalogie d’une démarche militante

Le mouvement ATD Quart Monde est né dans le contexte des années 1950, celui du début des Trente Glorieuses et du progrès social, mais aussi de l’appel de l’abbé Pierre pour les mal-logé·es qui avait suscité la création de nombreux camps d’urgence. Les familles qui ne retrouvaient pas de logement étaient redirigées vers ces camps. En 1956, dans le camp de Noisy-le-Grand, Joseph Wresinski, né lui-même dans la grande pauvreté, crée avec les habitant·es l’association « Aide à toute détresse », devenue plus tard ATD Quart Monde. Les personnes de ces camps d’urgence étaient considérées comme des cas sociaux, là où J. Wresinski voyait une réalité sociale et politique.

Dès le début, ATD Quart Monde s’engage à trois niveaux : l’action, la connaissance et la sensibilisation. Très vite, l’association noue une alliance avec la recherche scientifique pour prouver l’existence de la misère. Des sociologues et psychologues viennent travailler avec les permanents. Ils découvrent que les questionnaires fermés ne conviennent pas pour comprendre la réalité des personnes et que l’observation participante est plus adaptée. Grâce à ce travail, ils réussissent à monter un colloque international à l’UNESCO en 1964 en lien avec l’association mondiale de sociologie sur « les familles inadaptées ». Avec le sociologue Jean Labbens (1978), qui avait travaillé à Noisy, ils expliquent que la plupart des travaux sur la pauvreté s’appuient sur des cadres d’interprétation extérieurs à l’expérience de la misère et ne reconnaissent pas l’intelligence des gens.

  • Ils préconisent alors que les gens vivant la misère doivent pouvoir construire eux-mêmes leur cadre d’interprétation de la réalité qu’ils vivent. Et pour cela, ils ne peuvent le faire que collectivement et dans un cadre adapté à l’expression de leur parole et à la prise en compte de leurs savoirs.

En 1972, Joseph Wresinski crée avec les volontaires-permanents, habitant au cœur des quartiers défavorisés, l’Université Populaire Quart Monde (Ferrand, 1996). C’est un lieu d’identité, de rencontre, de dialogue, de militantisme et de formation réciproque entre des personnes vivant la pauvreté et des citoyen·nes qui s’engagent à leurs côtés.

Les personnes en grande pauvreté n’y sont pas considérées uniquement comme des gens à instruire, mais comme la source d’un savoir appelé à dialoguer avec les savoirs des autres membres de la société.

Deux programmes de recherche-action-formation initiés dans les années 1990 par le mouvement ATD Quart Monde, en collaboration avec l’Université de Formation Européenne de Tours, la Faculté Ouverte de Politique Économique et Sociale et l’Institut Cardijn de Louvain-La-Neuve en Belgique, suivis de la publication de livres, ont posé les bases du croisement des savoirs et des pratiques avec les personnes ayant l’expérience de la pauvreté. Le premier programme visait le croisement des savoirs entre universitaires et personnes en grande pauvreté (Groupe de recherche Quart Monde-Université, 1999), le second entre professionnel·les de l’action publique et personnes en grande pauvreté (Groupe de recherche action-formation Quart Monde Partenaire, 2002). Un troisième livre tire les leçons des dix premières années de mise en pratique de la démarche et en appelle au « croisement des pouvoirs » (Ferrand, 2008). La « Charte du Croisement des Savoirs et des Pratiques avec des personnes en situation de pauvreté et d’exclusion sociale » a été écrite par des acteur·rices des deux programmes.

Depuis, d’autres recherches en croisement des savoirs se réalisent. Par exemple, la recherche en croisement des savoirs ÉQUIsanTÉ, réalisée entre 2011 et 2015 au Québec et pilotée par l’Université de Sherbrooke et ATD Quart Monde, visait l’amélioration de la qualité et l’équité des soins des personnes en situation de pauvreté. Cette recherche a mobilisé trois types de « co-chercheur·es » : des personnes en situation de pauvreté accompagnées de volontaires-permanents d’ATD Quart Monde, des chercheur·es en santé et des professionnel·les de santé (De Laat et al, 2014). Autre exemple, la recherche sur les dimensions cachées de la pauvreté, pilotée par l’Université d’Oxford et ATD Quart Monde qui a mobilisé des centaines de personnes en situation de pauvreté, ainsi que des praticien·nes et des chercheur·es académiques, dans six pays : trois pays du Sud (le Bangladesh, la Bolivie, la Tanzanie) et trois pays du Nord (les États Unis, la France, le Royaume Uni) (Bray et al, 2019 ; Lasida et al, 2022).

Enjeux et tensions dans le croisement des savoirs

La reconnaissance des savoirs issus de l’expérience de la pauvreté

Le croisement des savoirs est un levier de lutte pour la reconnaissance de savoirs invisibilisés et discrédités, et donc pour la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale.

La représentation des personnes en situation de pauvreté comme incohérentes, peu rationnelles, est déconstruite patiemment.

Ce processus est rendu possible par la mise en place d’un cadre adapté à l’expression et la production des savoirs qui ne sont pas uniquement académiques. Les personnes en situation de pauvreté sont légitimes pour lire et interpréter la réalité qu’elles vivent et pour discuter avec des porteurs d’autres sources de savoir. Pour cela, les situations d’injustices liées aux savoirs – les injustices épistémiques – telles que définies par Miranda Fricker, doivent être déjouées et les personnes mises en condition de pouvoir être reconnues pour leur savoir propre (Fricker, 2007).

  • Le croisement de savoirs n’est donc pas uniquement une méthode parmi d’autres méthodes de recherche participative, mais une manière de reconnaître et de s’engager activement pour la production de connaissances utiles à la lutte contre la pauvreté (Bucolo, 2023).

Dans ce sens, les personnes ayant l’expérience de la pauvreté, et faisant partie d’une association citoyenne ou d’un collectif, qui participent au croisement des savoirs peuvent s’exprimer au nom de celles et ceux qui vivent dans des conditions leur empêchant cette participation. Effectivement, leur contribution à une association ou un collectif ayant le souci de rejoindre les personnes les plus éloignées de la participation leur permet de réfléchir et de s’exprimer collectivement à partir d’autres expériences que les leurs. De leur côté, les chercheur·es doivent être en capacité de mettre en question leurs postures qui peuvent produire des effets de domination et d’inégalité persistants, malgré leur volonté de participer à une telle démarche dans des conditions d’égalité avec les autres groupes de pairs.

Les un·es, comme les autres, s’engagent dans un processus qui a une visée de transformation sociale dont la portée politique est assumée, en termes de lutte contre la pauvreté.

Lire l’article complet en cliquant ici

Référence : Bucolo, E, Carrel, M, De Laat, M. (2023). Croisement des savoirs. In G. Petit, L. Blondiaux, I. Casillo, J.-M. Fourniau, G. Gourgues, S. Hayat, R. Lefebvre, S. Rui, S. Wojcik, & J. Zetlaoui-Léger (Éds.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la Participation, DicoPart (2ème édition). GIS Démocratie et Participation.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *