Le Mandat, un film pour discuter d’identité légale avec des élèves

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Une invitation de l’association Films Femmes Afrique
À la fin de l’année scolaire 2025, l’équipe d’ATD Quart Monde Sénégal répondu à l’invitation de l’association Films Femmes Afrique pour accompagner la projection du film Le Mandat, réalisé par Ousmane Sembène et sorti en 1968. L’objectif était d’ouvrir un espace de dialogue sur la pauvreté et l’injustice sociale avec des lycéens.
L’association Films Femmes Afrique, créée en 2003 et basée au Sénégal, s’engage pour la promotion du cinéma africain au féminin. À travers son festival biennal et des projections itinérantes dans tout le pays, elle valorise des films réalisés par ou pour des Africains, tout en créant des espaces de débat et de sensibilisation autour des droits des femmes, de l’égalité de genre et des enjeux sociaux. Cet engagement contribue à renforcer la visibilité et la voix des femmes dans le paysage cinématographique africain.
L’équipe d’ATD Quart Monde Sénégal et Ndack Diallo, une jeune stagiaire d’immersion avec ATD et activement investie dans les problématiques liées à l’identité légale auprès des familles, se sont donc rendus au lycée Ameth Dansokho de Ouakam pour y rencontrer les élèves.
ATD Quart Monde a apporté son expertise en animant le débat qui a suivi la projection, en invitant les participants à poser des questions et à interagir librement.
Ce partenariat a favorisé un échange dynamique entre le film, la réalité vécue et les élèves, mettant en lumière des voix souvent invisibilisées. Il a également permis d’approfondir la réflexion sur les causes structurelles de la pauvreté et sur les pistes d’action collective. Ce fût aussi une occasion précieuse de croiser les regards du cinéma, des personnes en situation de précarité et des élèves, afin de transformer les perceptions sur la pauvreté et de promouvoir un dialogue constructif menant à des solutions concrètes.

Projection du film au lycée Ameth Dansokho de Ouakam
Ce film, à la fois touchant et profondément lucide, dresse un tableau saisissant du quotidien des Sénégalais. On y retrouve une société marquée par la misère, les apparences, les malversations1 , les abus administratifs et la corruption. Suite à la projection, nous avons animé un temps d’échange avec les élèves autour de la question de l’identité légale, en particulier des obstacles rencontrés par les personnes en situation de pauvreté pour obtenir un acte de naissance.
Les enfants ressentent profondément l’impact de l’absence d’état civil, qui les place souvent dans des situations d’exclusion et d’incompréhension. Lors des échanges, plusieurs élèves ont demandé quel accompagnement était proposé aux familles concernées. Nous leur avons expliqué que notre rôle consiste à faire comprendre les obstacles administratifs et sociaux auxquels ces familles sont confrontées.
Un élève d’origine guinéenne, en classe de terminale, a confié ne pas disposer d’extrait de naissance, l’administration lui réclamant un certificat de nationalité, alors même que ses parents sont guinéens et qu’il est né au Sénégal. Ce témoignage illustre la complexité et la dureté des situations vécues par ces jeunes.
Nous avons également présenté le travail du Mouvement ATD Quart Monde sur ces questions essentielles. Nous avons pu échanger avec la bibliothécaire du lycée, qui nous a alertés sur la situation préoccupante de nombreux élèves aussi bien au lycée qu’en école élémentaire confrontés à l’absence d’état civil. Un responsable du lycée nous a également parlé de l’existence d’un club de lecture, qui pourrait devenir un levier de partenariat pour sensibiliser davantage les jeunes.
Le Mandat, un miroir des injustices passées et présentes
L’absence d’identité légale, dans le film comme dans la réalité, est une forme d’invisibilité.
Dans le film, le personnage principal, Ibrahima Dieng, reçoit un mandat venu de France, censé l’aider à nourrir ses enfants et alléger ses dettes. Pourtant, il ne peut en bénéficier, car il ne possède pas de pièce d’identité. Dès lors, il entame un parcours humiliant entre les guichets, les exigences absurdes et les renvois incessants. Ce que le réalisateur, Ousmane Sembène, montre avec force, c’est que sans papiers, on n’existe pas aux yeux des institutions. Une réalité toujours d’actualité, que nous rencontrons dans notre travail avec les familles vivant en grande pauvreté.
Le film montre comment l’absence de papiers fait basculer Ibrahima Dieng dans la marginalisation. Il est soupçonné, moqué, exploité. Ses efforts sont vains, et il finit humilié, sans avoir obtenu justice. C’est ce que vivent encore aujourd’hui des milliers de personnes sans identité légale, que ce soit au Sénégal ou ailleurs. Sans papiers, il est impossible de travailler légalement, de scolariser ses enfants, d’accéder aux soins, ou simplement de faire valoir ses droits. Cela crée un cercle vicieux d’exclusion et d’invisibilité, contre lequel nous nous mobilisons au sein d’ATD Quart Monde.
Une critique politique et sociale toujours brûlante d’actualité
Ousmane Sembène utilise le cinéma comme un outil de conscience. À travers Le Mandat, il dénonce une administration postcoloniale déshumanisante, qui perpétue des logiques d’exclusion héritées du passé. Plus de cinquante ans après sa sortie, ce film résonne encore puissamment, car les mécanismes d’injustice qu’il met en lumière sont toujours à l’œuvre. Comme ATD Quart Monde, Sembène affirme qu’aucune justice sociale n’est possible sans reconnaissance légale de chaque être humain. Avoir une identité, c’est avoir une existence sociale, c’est pouvoir agir, se défendre, espérer.
Le Mandat n’est pas seulement un film sur la pauvreté. C’est un cri de révolte contre une injustice silencieuse, une exclusion sourde mais bien réelle : celle qui frappe ceux à qui l’on refuse le droit d’exister administrativement. À travers cette œuvre, Ousmane Sembène et le travail que nous menons avec ATD Quart Monde convergent : le droit d’exister commence par le droit d’être reconnu.
Nous repartons de cette matinée convaincus que la sensibilisation des jeunes, notamment à travers des clubs de lecture ou des actions éducatives, est une voie essentielle pour construire une société plus juste, où chaque personne accède à ses documents d’identité légale.