Intervention de Eugen Brand Délégué Général, Mouvement International ATD Quart Monde.

Plénière de Conclusion – Conclusions et engagements. Colloque international « La misère est violence, rompre le silence, chercher la paix » Maison de l’UNESCO 26 Janvier 2012

La misère est violence, Rompre le silence, Bâtir la paix

Défenseurs des Droits de l’Homme et acteurs de paix

Chers Amis,

Sur notre planète, la misère détruit des êtres humains, tue constamment des enfants, des jeunes et des adultes, plus que la guerre. Où se trouve le Conseil de Sécurité qui fait face à cette violence permanente qu’est la misère ? Ne devrions-nous pas interpeller le Conseil de Sécurité des Nations Unies pour qu’il se saisisse de cette question ? Certainement pas pour envoyer des casques bleus en terre de misère ni pour mettre sous sa tutelle d’autres organes de l’ONU. Mais pour qu’à son tour il s’interroge de quelle sécurité chaque être humain, chaque peuple et la communauté humaine tout entière a besoin pour construire au jour le jour une paix, et pour transmettre ce bien commun comme la ressource la plus précieuse de génération en génération.

Ce qui libère de la peur de l’autre, ce sont des connaissances qui créent la reconnaissance de l’autre, de son histoire comme de sa vision du monde, de sa singularité comme de son universalité. Ces connaissances sont mises en dialogue pour donner sens aux efforts des uns et des autres, pour apprendre à penser, à agir et à vivre autrement ensemble.

Le Conseil de Sécurité d’une telle connaissance n’existe pas encore. Il est à bâtir et c’est à cela que le Mouvement ATD Quart Monde s’attelle depuis sa création. Il y a 50 ans, s’est tenu ici à l’UNESCO un colloque organisé sous la responsabilité de Madame de Vos Van Steenwijck. Brillante diplomate néerlandaise en poste à Paris, elle a entendu parler du Père Joseph Wresinski et du bidonville de Noisy-le-Grand. Bouleversée par le dénuement des familles qui y vivaient, interpellée par la nouveauté de l’action que ces familles et le Père Joseph entreprenaient ensemble, elle s’est interrogée : «  comment une personne comme moi peut vous être utile ? ». Le père Joseph Wresinski lui a répondu : « aidez-nous à créer un Institut de recherche pour faire reconnaître le courage et la pensée des plus pauvres au sein du monde scientifique,au sein de l’ONU et de tous les lieux où se réfléchit et se décide l’avenir de l’humanité ».

Vous êtes les héritiers de cette histoire. Et hier comme aujourd’hui, il faut du courage, qu’on vienne des lieux de misère les plus abandonnés et oubliés ou des universités les plus renommées, pour bâtir ensemble, pas à pas, forts d’un engagement, d’une volonté éthique et politique partagée, les conditions qui permettent de croiser nos savoirs, en toute liberté et reconnaissance mutuelle. Le Colloque que nous venons de vivre est en soit un acte de paix.

Quelques points forts de la recherche.

Ce chantier de connaissance mené depuis trois ans nous a permis de mieux comprendre combien l’extrême pauvreté est une question centrale de notre civilisation, de notre vivre ensemble, de nos responsabilités et de notre avenir commun. Tant que cette question de l’extrême pauvreté ne sera abordée que partiellement, la destruction quotidienne des plus pauvres au nom de la recherche de fausses sécurités pour d’autres continuera. Aujourd’hui, les choix politiques sont de réduire les budgets et en premier là où l’on a toujours le moins investi pour investir dans la sécurité pour quelques uns ! Il en résulte une augmentation des contrôles sur les plus pauvres partout dans le monde. Ce sont eux qui, comme toujours, payent le prix d’une société qui masque son manque de connaissance et son absence de vision à long terme en se donnant des objectifs chiffrés qui autorisent l’exclusion.

Cette recherche nous a permis de comprendre que « La misère est violence. Rompre le silence. Bâtir la paix » constituent un tout inséparable. Les personnes en situation de grande pauvreté, premières actrices de ces travaux de recherche, l’ont démontré avec pertinence : «  La misère c’est des violences et des injustices dans tous les sens  ». En parler nous oblige à revendiquer le droit pour toute personne à être reconnue dans sa fierté et dans son aspiration profonde pour la paix,dans tous ses gestes et ses efforts quotidiens pour ne pas répondre à la violence par la violence au sein de sa communauté. Ivanite Saint Claire expliquait : « Avec ce que cette voisine m’a fait, je savais que si je portais plainte, elle devrait aller en prison. Mais elle est une maman comme moi. Elle a des enfants comme moi et je ne veux pas que ses enfants souffrent. »

Aborder la misère seulement sous l’angle de la violence ne peut que renforcer l’idée que la pauvreté constitue un danger pour la sécurité, la démocratie et la paix. Plus grave – que le pauvre est un être violent. Avoir comme axe de recherche la paix sans la mettre à l’épreuve de la misère qui crée des séparations,déchire des liens familiaux et sociaux et détruit des personnes, c’est faire de la paix un privilège.

La musique qui est déjà là au cœur du silence, nous ne pouvons l’entendre sans l’utilisation d’instruments. Il en est de même avec la mémoire des personnes en situation de grande pauvreté. Celle-ci ne sortira du silence que dans la mesure où nous parviendrons à créer ensemble et en société les conditions qui permettent aux personnes de rompre le silence, d’une façon qui est en soit un acte de paix.

Cette recherche nous a rendus davantage conscients que notre monde, secoué par des crises alimentaires, environnementales, financières, et économiques, est avant tout confronté à une crise qui sous-tend toutes les autres. C’est la crise de la production de connaissances qui nie avec une violence inouïe la connaissance des personnes et populations en situation extrême d’exclusion, de discrimination et par conséquence de misère.. Une telle production de connaissance piétine la reconnaissance mutuelle de l’égale dignité de tout être humain, préalable à toute construction commune.

Dans les années 80, ici-même à l’Unesco, Joseph Wresinski interpellait la communauté internationale dans son intervention «  La pensée des plus pauvres dans une connaissance qui conduit au combat » :« Personne n’a le droit de déranger l’autre dans son effort de penser. Personne n’a le droit de penser à la place de l’autre (…) L’heure de la réciprocité des savoirs est arrivée. »

Relever ce défi nous permettra d’en finir avec un malentendu d’une grande violence. Les familles et les personnes en grande pauvreté ne veulent pas simplement participer à des projets, à des programmes et des politiques spécifiques de lutte contre la pauvreté. Celles et ceux qui sont obligées en permanence de réorganiser leurs journées et leurs nuits pour affronter les situations de chômage, de petits boulots ou d’inutilité imposée, demandent de pouvoir contribuer à repenser et à transformer une économie qui a pris l’humanité tout entière en otage, à partir de leurs expériences et de leurs savoirs. Nous devons inventer une gouvernance qui se donnerait comme premier objectif de mutualiser tous les courages et toutes les intelligences sur les questions de culture, d’éducation, d’environnement, de travail, de communication, de paix.

Engagements en Mouvement

Au terme de cette recherche en tant que Mouvement ATD Quart Monde nous nous engageons à doubler d’efforts pour rejoindre ceux et celles qui se trouvent le plus totalement abandonnés et oubliés. Leur absence constitue un gâchis d’expériences et d’intelligences inacceptable. C’est une violence faite à l’humanité.

La misère est le résultat d’une non rencontre. C’est avec ceux et celles qui la vivent qu’il faut apprendre comment bâtir des espaces de rencontre dans la durée qui permettent le croisement des savoirs entre personnes en grande pauvreté et les autres et la reconnaissance de l’élaboration de la pensée de chacun

Des lieux libérés de la pression du temps. Des lieux où on ne termine jamais une phrase pour une personne qui a du mal à le faire. Des lieux où on ne coupe personne dans sa réflexion. Des lieux où on ne reformule jamais une idée qui peut paraître confuse pour quelqu’un d’extérieur, à la place de la personne qui l’a énoncée. Des lieux où on ne dépossède personne de sa pensée. Des lieux où on n’a pas peur des silences, pour laisser le temps de la réflexion et de la compréhension. Se découvrir les uns les autres capables de se comprendre alors que l’on n’y arrivait pas est une source profonde de joie et de confiance pour tous ceux et celles qui s’engagent dans cette démarche de croisement des savoirs

Face à tant de familles, qui hier comme aujourd’hui, sont déchirées, déplacées, déportées, forcées à l’exil ou, qui dans le plus total dénuement, sont considérées comme étrangères au sein-même de leur propre pays. Face à tant de familles qui disparaissent de cette terre sans que leur intelligence, leurs peines et leurs efforts, leur désarroi et leurs espoirs ne laissent une trace, nous devons lutter pour que nos projets soient des projets de renouement familial et de transmission de génération en génération, pour que les enfants puissent apprendre des efforts quotidiens de leurs parents pour résister à la violence. Nous doublerons d’efforts pour récolter ensemble avec les personnes et les groupes humains qui sont le moins entendues, leur histoire de résistance face à la violence de la misère et leur histoire de courages pour construire la paix. Cette « récolte » sera rassemblée au Centre International Joseph Wresinski. A l’image de ces « granges », comme dans tant de villages dans le monde, où l’on préserve avec beaucoup de soin les semences en cas de disette, il nous faut préserver ces histoires de résistance et de courage pour que les générations futures y puisent pour semer l’entente et la paix lorsque la vie est trop dure.

Propositions

Monde universitaire et paix :
La recherche que nous menons depuis trois ans ne peut se terminer ici et maintenant. Face à un monde qui, obnubilé par la sécurité,, cherche à rendre toujours plus coupables les très pauvres et à diviser, et forts du contenu de notre recherche quelles questions devons nous continuer à travailler prioritairement ensemble, acteurs du refus de la misère, professionnels engagés à leurs côtés et universitaires ? Ce n’est plus une affaire de conviction . mais c’est une affaire d’agenda en vue de fédérer nos forces pour obtenir la reconnaissance de la démarche du « croisement des savoirs » au sein de l’Université. Droits de l’Homme et paix :
Durant de longues années ATD Quart Monde à contribué à des travaux de connaissance et de recherche sur la question de l’extrême pauvreté comme violation des droits de l’Homme. Ces travaux ont ouvert la voie au projet des Principes Directeurs Droits de l’Homme – extrême pauvreté. que nous espérons voir très prochainement adoptés par le Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies à Genève. Nous sommes très heureux d’avoir parmi nous le rapporteur de ce projet Magdalena Sepulveda.

Notre recherche « La misère est violence. Rompre le silence. Bâtir la paix » met clairement en lumière que, dans notre monde marqué par l’exclusion sociale, le mépris, le rejet et l’abandon des personnes en situation de grande pauvreté, l’accès aux Droits de l’Homme et leur effectivité n’est possible que par une action de reconnaissance de l’autre dans son égale dignité au sein de sa communauté locale, nationale et internationale. La construction de la paix pour tous n’est possible qu’en commençant par là. Ce défi est gravé dans le marbre sur la Dalle, non loin de l’endroit où a été signée la déclaration universelle des Droits de l’Homme en 1948 : « Là où des Hommes et des femmes sont condamnés à vivre la misère les Droits de l’Homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. » Père Joseph Wresinski.

En tant que Mouvement ATD Quart Monde, nous souhaitons réfléchir avec vous, responsables et délégués aux Nations-Unis, comment forts de notre recherche nous pourrions ouvrir un chantier de croisement des savoirs sur les Principes directeurs pour bâtir une culture de la paix à partir de l’école du refus de la misère.

Développement durable et paix :
Dans sa présentation du rapport 2011 d’évaluation des Objectifs du Millénaire pour le Développement, le Secrétaire Général des Nations Unies a affirmé  : “Toutes ces avancées court-circuitent souvent ceux qui se trouvent au bas de l’échelle économique. Les plus vulnérables ne sont pas atteints.” La Déclaration du Millénaire, adoptée en 2000 par 180 chefs d’État réunis à New York, affirmait : «  Nous ne ménagerons aucun effort pour libérer nos semblables, hommes, femmes et enfants, des conditions abjectes et déshumanisantes de l’extrême pauvreté ». 11 ans plus tard, le constat est : les plus vulnérables n’ont pas été atteints par les Objectifs du Millénaire. Pourquoi ? Qu’est ce qui a échoué ? Qu’est ce qui a réussi ? C’est ce que nous voulons apprendre par le programme que le Mouvement ATD Quart Monde a lancé pour évaluer les OMD, basé là aussi sur une dynamique du croisement des savoirs.

La Communauté internationale, le Secrétaire Général des Nations Unies et les Agences de l’ONU, les Institutions Financières Internationales, les chefs d’États et de gouvernement, et de grandes coalitions d’ONG préparent déjà l’après 2015. Ils commencent à élaborer les grandes lignes du programme que l’Assemblée générale des Nations Unies adoptera après les OMD.

Nous leur demandons solennellement de n’adopter aucun projet de résolution, aucune résolution, sans avoir pris le temps et les moyens du dialogue avec les populations qui souffrent de la misère, et avec ceux qui en sont solidaires.

Société civile et paix
Dans ce monde bousculé, et qui semble tourner le dos aux idéaux affirmés, des citoyens résistent, se mobilisent et agissent dans l’esprit de l’appel du 17 Octobre de Joseph Wresinski, devenu Journée mondiale du refus de la misère. Un appel pour une mondialisation qui se donne comme levier la dignité humaine, qui n’est pas dictée par la course aux profits mais par l’équitable partage des biens de la terre, qui n’est pas un cloisonnement mais une mutualisation des courages et des engagements, qui ne parie pas sur l’uniformisation mais sur la richesse de la diversité.

Le défi est d’amplifier et de rendre visible ce rassemblement de personnes défenseurs des droits de l’Homme et acteurs de paix. Comment permettre à ce Forum « Refus de la misère » de gagner en reconnaissance ? Parmi d’autres pistes, j’aimerais en souligner deux :

 obtenir à ce que l’appel du 17 Octobre « Là où des femmes et des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les Droits de l’Homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré », se trouve inscrit non seulement au cœur de hauts lieux significatifs, mais aussi dans la Constitution de chaque pays.

 faire reconnaître auprès du Comité du Prix Nobel de la Paix la contribution des personnes et des populations en grande pauvreté et encourager ce Comité à s’interroger sur sa responsabilité pour aboutir, non pas à la création d’un Prix spécial pour les pauvres, mais pour contribuer à faire reconnaître en profondeur l’apport des très pauvres à la paix, que le monde ne connaît pas.

Conclusion :

Prendre engagement aujourd’hui ensemble, nous le devons aux enfants !
Iraqui de la RDC dit : «  L’amitié est le lien entre paix et apprendre, parce qu’il n’y a pas de paix sans amitié. Si on apprend sans des amis à côté, on se sent toujours exclu, isolé, discriminé. Parfois on se sent nul devant les autres. Vraiment il faut des amis pour bien apprendre et pour avoir la paix.  »

Nous le devons aux jeunes qui ne pourront abaisser les frontières qui se dressent devant eux dans leur vie, qui ne pourront offrir leur potentiel d’intelligence, de créativité et de solidarité, sans voir que le monde reconnaît enfin l’infini courage de leurs parents.

Nous le devons à tous ces peuples comme Haïti, qui se trouve agenouillée par une véritable invasion de charité et d’aide humanitaire conçues ailleurs par d’autres. Une aide qui se permet, du seul fait qu’elle apporte des fonds financiers, de penser et d’agir à la place des Haïtiens. Une aide qui génère et qui divise les Haïtiens et qui laisse beaucoup de violence dans les quartiers, dans les villages et au niveau du pays dans son ensemble.

Ivanite Saint Claire, Osnel Teleus, Louisamène Joseph, Haîtiens, sont tous les trois des acteurs de connaissance de notre recherche « La misère est violence. Rompre le silence. Bâtir la paix ». Durant ces trois années, ils nous ont fait connaître Haïti autrement . Une Haïti qui n’a jamais cessé de se dresser, debout, vers l’horizon de la liberté. Cette liberté que leurs ancêtres, arrachés à l’Afrique pour se trouver enfermés dans une condition d’esclaves, leur ont léguée. Liberté qu’ils ne veulent pas seulement gagner pour leurs familles, leurs quartiers et leur pays, mais qu’ils veulent gagner avec nous tous pour l’humanité toute entière. Si vous écoutez bien, vous allez entendre la voix du peuple haïtien et l’invitation qu’il nous fait en ce début d’année 2012 :

« Tête ensemble, main dans la main, nous bâtirons un nouveau chemin  ».