Enfants et parents séparés en Europe : du silence à la reconnaissance des violences vécues

« Nous voulons que tous les enfants aient les mêmes chances » nous disent les enfants qui font partie de la dynamique Tapori. La chance de vivre avec ses parents et d’être fiers d’eux est une grande sécurité pour bien grandir et apprendre.

L’anniversaire des 25 ans de la Convention des droits de l’enfant, le 20 novembre 2014, résonne fortement avec la découverte de situations en Europe dans plusieurs pays, où les enfants et les parents ont été séparés au mépris de tout droit, avec souvent beaucoup de violence et dans l’impunité, rendant ces familles invisibles aux yeux de la société. Un voile de silence de plusieurs années qui se lève enfin.

En Irlande, des années 1920 jusqu’aux années 80, les jeunes mamans qui attendaient un enfant en dehors du mariage étaient rejetées par la société, et un certain nombre d’entre elles allaient vivre leur grossesse, cachées, dans des maisons appelées «  maisons de la mère et de l’enfant »jusqu’à l’accouchement. Souvent les plus pauvres d’entre elles n’avaient pas les moyens de « rembourser » leur accueil pendant cette grossesse et restaient travailler pendant des années dans ces maisons pour payer leur dette. Ces maisons ont largement alimenté l’adoption, notamment internationale. Ce qui s’est passé là en Irlande continue à travailler la société et à être de plus en plus public ; des témoignages arrivent depuis une quinzaine d’années (le film The Magdalene Sisters de Peter Mullan sorti en 2002 a reçu le Lion d’or à la 59ᵉ Mostra de Venise, il raconte l’histoire vraie de plusieurs jeunes femmes, comme Philomena sorti en 2014 sur l’histoire d’une mère qui n’a jamais revu son enfant) ; des historiens travaillent à faire émerger la vérité, et des enquêtes ont été et continuent d’être lancées par l’état pour que la société irlandaise se saisisse de cette période et de cette face sombre de son histoire. Et il y a quelques mois, la presse internationale s’est fait l’écho du travail d’une historienne : la découverte derrière une de ces maisons de la mère et de l’enfant, à Thuam, d’une fosse septique où l’on aurait « jeté » plus de 800 corps de bébés.

Ainsi est révélé le sort de milliers de jeunes mamans, surtout les plus pauvres, qui ont été recluses et exploitées pendant des années, et celui de dizaines de milliers d’enfants mis en adoption forcée ou enterrés de façon anonyme, et cela dans le silence le plus absolu, comme si toutes ces personnes humaines étaient inexistantes, invisibles.

Cette situation fait écho à l’histoire récente de la Suisse, où sous prétexte d’assistance, on a mené pendant des dizaines d’années, et là jusque dans les années 70, des politiques systématiques de séparation des enfants de leurs parents. Les enfants et les jeunes concernés étaient souvent issus de familles pauvres, orphelin d’un des deux parents, ou nés hors mariage. Ils étaient placés dans des institutions privées ou dans des fermes où ils étaient parfois bien traités, mais la plupart du temps mis en domesticité dans des conditions proches de l’esclavage, sans possibilité d’aller à l’école, sans plus de lien avec leurs familles. Il n’était pas rare que les enfants et les jeunes placés de force soient victimes de violences et d’abus. Des politiques de stérilisations forcées, d’adoptions contraintes, ont été pratiquées pour des raisons sociales ou eugéniques, lorsque la mère était mineure, célibataire ou issue d’un milieu pauvre. En 2013, La Confédération Suisse, lors d’une cérémonie commémorative [1], a demandé officiellement pardon aux victimes pour les souffrances infligées, reconnaissant la responsabilité de toute une société qui a longtemps « détourné le regard », et a lancé une démarche historique de connaissance du passé, pour faire le jour sur les traitements coercitifs exercés contre toute une population à des fins d’assistance.

L’Espagne fait également face à son histoire des années noires du franquisme, avec ce qu’on appelle «  les enfants volés ». Du début de la guerre civile espagnole aux années 70 (après le retour à la démocratie), des milliers d’enfants ont été soustraits à leurs parents dans les hôpitaux et maternités espagnols. Des familles en grande précarité ont été victimes de ces vols. Un membre d’ATD Espagne nous disait : « Il s’agit d’enfants qui, à la maternité, étaient déclarés morts à leurs parents. Et on commence à découvrir qu’en fait, ils n’étaient pas morts, mais volés et mis à l’adoption. Ce sont des choses encore très récentes. Il semble que les populations gitanes, avec qui nous avons été engagés à Madrid, ont été épargnées par ce phénomène, mais aujourd’hui, on rencontre des populations qui sont à la rue et issues du monde de la pauvreté non gitan, et plusieurs ont vécu cette histoire. Des enquêtes commencent, et on découvre que c’était mis en œuvre par beaucoup de personnes, à une large échelle, avec aussi une participation de gens d’église. Mais on n’est qu’au début de cette mise en lumière.  ».

En France aussi, entre 1963 et 1982, plus d’un millier d’enfants de la Réunion ont été enlevés par fratrie entière à cause de la situation de grande pauvreté dans laquelle vivaient leur famille à la Réunion, et ont été placés dans des familles d’accueil ou des foyers en France, en particulier dans le département de la Creuse, au motif du repeuplement. Les adultes qui ont vécu cette déportation dénoncent le fait que personne ne leur a expliqué pourquoi ils avaient été séparés de leurs parents, de leurs frères et soeurs et emmenés loin de leur pays. Certains ont grandi avec la honte et la culpabilité, sans aucune nouvelle de leurs proches, sans avoir personne à qui en parler. Leur immense souffrance, qui a conduit à de nombreux suicides, a enfin été reconnue en février dernier par l’Etat français qui a présenté ses excuses et voté une résolution mémorielle, après un long combat des familles pour faire entendre leur voix.

Au nom même de la morale ou de la lutte contre la pauvreté, des politiques publiques et sociales ont traité avec une totale inhumanité les familles les plus vulnérables, pendant des décennies, privant des milliers d’enfants de l’affection des leurs. Qu’en apprenne nos sociétés pour ces violences ne se reproduisent plus ?

Aujourd’hui, beaucoup d’enfants continuent de grandir séparés de leur famille, jugée incapable de les élever. Pourtant la Convention relative aux droits de l’enfant indique comme prioritaire que « l’enfant, pour l’épanouissement harmonieux de sa personnalité grandisse dans un environnement familial » et le principe que « les États parties veillent à ce que l’enfant ne soit pas séparé de ses parents contre leur gré, sauf si (…) cette séparation est nécessaire dans l’intérêt supérieur de l’enfant. »

Dans une intervention récente lors d’une table ronde organisée pour commémorer l’anniversaire de la Convention, Jean-Claude Legrand, Conseiller principal la protection des enfants à UNICEF pour l’Europe et l’Asie centrale, en parlant de la « lutte contre la désintégration de la famille en raison de la pauvreté », mettait en exergue la situation difficile des enfants en Europe de l’est dans un contexte de pauvreté qui augmente. Entre 2008 et 2012, le nombre d’enfants en risque de pauvreté ou d’exclusion sociale en Europe a augmenté de près de 1 million.

« Dans le même temps, la région de l’Europe orientale et en Asie centrale est connue pour avoir le plus grand nombre d’enfants au monde qui grandissent séparés de leurs familles. Le nombre total d’enfants placés en établissements est estimé à 1,4 million. Parmi ces enfants, environ 200.000 ont un handicap, et 30 000 sont âgés de moins de trois ans.  » (document intégral en anglais ici) Ces pays ont des systèmes hérités du communisme, avec un manque de structures éducatives et de soins adaptés dans la communauté pour ces enfants souffrant de handicap.

Mais M. Legrand a également souligné que la discrimination sociale est souvent à l’origine de placements, car certains groupes ethniques et les enfants de mères célibataires ou séparées sont surreprésentées dans ces institutions où 9 enfants sur 10 ont encore l’un de leurs parents vivants. Le développement des enfants est entravé par leur présence en institution, une étude prouve qu’un jeune enfant perd 1 mois de développement pour 3 mois passés dans une institution. Cette table ronde, organisée aux Nations Unies à Genève sur le thème, « Donner aux familles les plus vulnérables un soutien adéquat pour éviter la séparation des familles », conclut par des recommandations de mesures pour soutenir les familles les plus vulnérables dans leurs capacités d’éducateurs et empêcher tout placement pour cause de pauvreté : allocations familiales, développement d’un système complet de santé, d’éducation et de mesures sociales (y compris l’accès sans discrimination aux services pour les personnes les plus vulnérables, la formation appropriée des professionnels médicaux et sociaux …), un travail social revu et le développement des services à base communautaire de haute qualité et des options de soins axés sur la famille, comme le placement familial, pour les enfants qui ont besoin de familles d’accueil. En Croatie la mise en place de telles mesures a permis de diminuer le nombre d’enfants placés.

Notre Mouvement insiste depuis des années sur l’importance du soutien à la famille dans son rôle d’éducation [2]. L’une de nos requêtes prioritaires au Haut Commissariat aux droits de l’homme relativement à ses engagements en faveur de la promotion des droits de l’homme pour tous, et en particulier pour les enfants dans le cadre des 20 ans de la convention en 2009, reste plus que jamais d’actualité : «  La séparation des parents et des enfants,- que les membres de la famille soient dispersés en raison de la recherche de travail, ou que les enfants aient été retirés de la garde de leurs parents et placés – est un important facteur contributif à la transmission intergénérationnelle de l’extrême pauvreté. Pour promouvoir les droits de l’enfant, il faut accentuer l’importance du soutien à apporter à l’entourage familial : c’est un point clé pour s’attaquer à l’extrême pauvreté, en référence à l’indivisibilité et à l’interdépendance de tous les droits de l’homme.  »

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Et les enfants ne cessent de le redire :  » Même si vous êtes pauvre, vous avez le droit de vivre avec votre famille.  » « Nous vous demandons de permettre aux enfants de vivre avec leurs parents. Si un enfant ne peut pas rester dans sa famille, c’est important qu’il garde contact avec elle pour son bien-être. Car il a toujours un morceau de son coeur dans sa famille et il sera toujours malheureux, même en secret, s’il en est séparé. » (message remis par des délégations d’enfants à Mme Kang, Haut commissaire adjoint aux Droits de l’homme, en 2009 , pour le 20ème anniversaire de la Convention Internationale des droits de l’enfant)

[1] Cérémonie de commémoration pour les anciens enfants placés de force et les autres victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance, Berne, le 11 avril 2013

[2] ouvrages Réussir la protection de l’enfance avec les familles en précarité, Marie-Cécile Renoux Quand l’extrême pauvreté sépare parents et enfants, un défi pour les droits de l’homme

Documents associés

Providing most vulnerable families with adequate support To prevent family separation, JC Legrand