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Photo de © Rémi Blasquez

Photo de © Rémi Blasquez

Si la situation actuelle est difficile pour tous, elle l’est d’autant plus pour les personnes qui vivent en situation de pauvreté et doivent aujourd’hui dépendre des autres.

En Amérique latine, comme dans le reste du monde, certains gouvernements ont obligé les gens à rester chez eux, au nom de la santé publique. Les travailleurs informels, qui vivent déjà souvent dans des conditions de grande précarité, ont dû abandonner leur lieu de travail et, par conséquent, leur unique moyen de subsistance.

Dans les meilleurs cas, certains programmes d’aide ont été mis en place pour les personnes et les familles vulnérables, mais toutes n’y accèdent pas et les plus pauvres en sont souvent exclus : les personnes sans papiers, celles qui vivent dans les quartiers non reconnus par les autorités, les personnes déplacées, celles qui ne savent ni lire ni remplir de formulaires, qui n’ont pas accès à Internet, ou parlent des langues autochtones… « Toutes ces personnes sont invisibles pour l’État » comme l’explique Victoria Huallpa, membre d’ATD Quart Monde Bolivie.

Victoria Huallpa, 2020©ATD Quart Monde

Dans ce contexte d’urgence, les personnes en situation de pauvreté doivent supporter les humiliations et les défaillances administratives et s’exposer à des risques de santé pour recevoir les aides prévues par certains gouvernements. Souvent, ce sont les voisins qui essaient de les faire parvenir à ceux qui en ont le plus besoin : ils le font de manière collaborative pour surmonter les obstacles bureaucratiques et en partageant ce qu’ils ont sous la main, toujours avec courage et générosité.

Dans le récit qui suit, Victoria raconte son engagement durant la pandémie en faveur des personnes les plus défavorisées d’El Alto, ville proche de la capitale. Elle est sortie dans la rue pour voir la réalité, écouter et chercher des manières d’agir ensemble.

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« Au croisement de Ventilla, il y a trois banques. Un matin, j’ai vu une gigantesque file d’attente devant l’une d’elles. La majorité des personnes qui patientaient étaient âgées. Mais, comment les personnes âgées peuvent-elles être ici alors qu’elles sont les plus vulnérables ?! »

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« Je me suis approchée et j’ai demandé pourquoi ils attendaient si longtemps. Inquiète, j’ai fait un tour et j’ai appelé les numéros trouvés à l’entrée des banques pour leur demander si elles allaient ouvrir. ‘Non, nous n’ouvrirons qu’à Senkata, allez là-bas’. Je me suis dit : comment peut-on y aller si c’est à une heure de marche et qu’il n’y a que des personnes âgées ici ?!

– Pourquoi êtes-vous venu ? Votre fils ne peut pas venir pour vous ? Vous n’avez personne ? ai-je demandé aux anciens.

– Non, je n’ai personne – m’ont-ils répondu.

J’ai rencontré mon voisin, un ancien qui faisait la queue depuis 5 heures du matin. ‘Je dois récupérer mon bon Dignité1‍ puis nous partirons’, m’a-t-il dit. Il était déjà 11 heures du matin, les banques n’ouvraient que jusqu’à midi et il y avait encore tant de monde qu’il n’entrerait sûrement pas… Cette semaine tous les bons étaient distribués : le bon Dignité, la prime à l’enseignement et les retraites. »

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« Je me demandais ce qu’on pouvait bien faire quand j’ai vu Sœur Rosa que je connais de l’église. Nous avons parlé de la situation : il y a beaucoup de jeunes et de personnes âgées qui n’ont rien et ne connaissent pas ces aides, des gens qui n’ont pas de papiers, qui vivent seuls ou qui viennent de la campagne

Nous nous sommes dit que nous devions nous mobiliser. Et c’est ce que nous avons fait ! Au moins pour que ces personnes âgées puissent recevoir leur retraite sans attendre si longtemps. Le lendemain, nous sommes revenues, nous avons fait la queue et nous avons récupéré l’argent. Pendant quatre jours, nous nous sommes mobilisées pour les aider, pour qu’ils soient rapidement pris en charge et qu’ils aient l’esprit plus tranquille.

Ensuite, je me suis demandé combien de personnes avaient besoin d’aide, que ce soit pour faire la queue ou pour savoir ce que le gouvernement peut leur apporter.

Près de chez moi, il y a un centre de développement. Là-bas, ils reçoivent environ 350 familles avec 700 enfants, 200 d’entre elles n’ont que très peu de ressources. Alors je me suis demandé : ‘Qu’est-ce qu’offre le centre maintenant ? Si les gens en ont besoin, nous parlerons avec le prêtre et nous nous organiserons pour livrer des paniers’. »

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« Pendant les deux semaines de confinement chez moi, je n’avais pas beaucoup pensé aux autres, seulement à la santé de ma fille et à la mienne. Mais dès que je suis sortie au croisement de Ventilla, j’ai vu beaucoup de personnes dans le besoin. Alors, j’ai essayé d’aider du mieux que j’ai pu.

En ce moment, c’est triste, à chaque fois que tu sors dans la rue, tu trouves une personne qui a besoin de quelque chose, non seulement de parler, mais aussi de manger… Maintenant, on peut dire que c’est dans l’estomac que ça se passe ! Nous pouvons prier, mais nous pouvons aussi agir. Si tu es enfermé chez toi, tu ne vois pas ces choses, mais si tu sors, tu te retrouves face à une dure réalité, très dure.

Parfois, je me dis que si je sors tous les jours, j’aurais envie d’aider tous ceux que je croise et je pourrais finir par avoir des ennuis. Peut-être que je serai contaminée ? Peut-être qu’ils trouveront bizarre que je les aide à remplir des papiers ? Peut-être que si j’aide un vieil homme à remplir un document, il me demandera d’aller à La Paz pour terminer les démarches et je ne pourrai pas le lui refuser ; peut-être que la police va m’arrêter parce que j’apporte mon aide alors que ce n’est pas mon jour de sortie et j’aurai une amende…

Mais quoiqu’il en soit, je continuerai à sortir : nous nous entraiderons, nous nous épaulerons les uns les autres. »


Ces textes sont des extraits d’une entrevue avec Victoria Huallpa réalisée en vidéoconférence en mai 2020. L’article fait partie d’une série sur la solidarité et l’attention mutuelle vécues dans les quartiers les plus pauvres d’Amérique latine durant la pandémie de la Covid-19.


Voir la vidéo : Solidarité, attention mutuelle et résilience. Apprendre des initiatives des personnes en situation de pauvreté en Amérique latine pendant la pandémie.

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  1. Le « bon Dignité » (Bono Dignidad) est une prestation sociale mensuelle versée par l’État plurinational de Bolivie à destination des personnes de plus de 60 ans.

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