Artisans de paix 3 | extrait « La violence de la misère et la recherche de paix »

Par Diana Skelton

Extrait du volume 3 du livre « Artisans de paix contre la pauvreté : Comprendre la violence qu’impose la misère » (disponible ici en anglais et bientôt gratuitement en e-book)

photo : «Quand des choses terribles arrivent, je dois garder
le silence. Mais au fond de moi, je bouillonne. « (Peinture
par M. D’Ange Rambelo, un artiste et membre ATD Quart Monde à Madagascar.)

Les personnes souffrant de la pauvreté dans le monde décrivent une face cachée de la violence qui domine leur existence toute entière.

C’est la violence de naître en présentant un risque élevé de tomber malade et de ne pas avoir accès aux soins de santé.

C’est la violence de dire à un enfant lors de son premier jour d’école qu’il est condamné à échouer.

C’est la violence d’un employeur qui abuse d’une femme ayant désespérément besoin de travail.

C’est la violence de traiter un homme comme un animal et de lui dire qu’il est inutile.

C’est la violence des nombreuses injustices et humiliations que subissent ces familles sans toit, qui en sont réduites à faire les poubelles pour survivre, et qui voient souvent leurs enfants leur être enlevés par la cruauté de la vie dans la rue et leur santé ravagée par des conditions de vie insoutenables.

C’est la violence de supporter la négligence ou, à l’inverse, le harcèlement de la police.

C’est la violence de n’avoir aucun recours auprès du système judiciaire pénal.

C’est la violence d’être sans cesse chassé de chez soi et de devoir élever sa famille dans un endroit où personne n’aurait choisi de vivre.

Les personnes souffrant de pauvreté subissent la violence de très nombreuses façons, à commencer de manière physique. Que ce soit dans un pays en paix ou ravagé par la guerre, les morts violentes sont plus fréquentes dans les quartiers défavorisés. Comme le souligne le mouvement militant américain Black Lives Matter [Les vies noires comptent], ce sont parfois les autorités elles-mêmes qui engendrent cette violence, car elles seront plus enclines à arrêter et à agresser des personnes d’origine étrangère ou venant de communautés défavorisées. Les femmes souffrent également quand elles sont obligées d’avoir des relations sexuelles non consenties afin de nourrir leurs enfants.

Mais quand les personnes vivant dans la pauvreté disent que « la pauvreté, c’est la violence », elles veulent aussi évoquer ce torrent de sentiments qui les envahit dans des situations injustes et humiliantes. C’est la violence d’être un enfant humilié par le maître d’école en Amérique du sud, qui le qualifie de « lent » dès le premier jour et qui déclare finalement à sa mère : « Votre fils ne sera jamais rien d’autre qu’un ivrogne, comme son père. Il ferait mieux d’abandonner. » C’est aussi l’injustice de n’avoir aucun moyen de payer des soins médicaux pour les siens. En 2013, alors que l’un de nos membres aux États-Unis ramassait les déchets d’un hôpital avec une équipe d’éboueurs, il se piqua accidentellement avec une seringue usagée et contracta un virus. Comme il devenait fiévreux, ce même hôpital lui tourna le dos car il ne possédait aucune assurance maladie. Il mourut deux jours plus tard.

Toutes ces personnes ont le sentiment que la vie est une attaque constante, qui menace de les faire s’effondrer à la moindre occasion, les laissant traumatisées et humiliées car elles n’arrivent pas à protéger les membres de leur famille. Alors que les cicatrices laissées par cette violence sous-jacente sont moins visibles que celles causées par la violence physique, elles peuvent être tout aussi douloureuses.

Depuis des siècles à présent, ceux qui souffrent de pauvreté sont écartés ou abandonnés, en temps de crise comme en temps de progrès. Bien que les périodes difficiles peuvent les frapper plus durement que les autres, ils sont souvent oubliés par les opérations de secours. Parce que la vérité sur leur vie de tous les jours est méconnue ou incomprise, ils sont rejetés. Même quand un pays n’est pas en guerre, les personnes en situation de pauvreté ne connaissent jamais la paix.

Au Guatemala, en Côte d’Ivoire, en Irlande, au Congo, au Pérou, et dans d’autres nations qui ont mis fin aux guerres civiles ou aux attaques terroristes, les personnes vivant dans la pauvreté sont des survivantes, dont les familles portaient déjà les fardeaux de la vie quotidienne bien avant que leurs pays ne soient déchirés. Les armes ont beau avoir été déposées et les accords de paix négociés, la violence de l’extrême pauvreté, elle, continue. Pour ces personnes, la vie reste une lutte contre la pauvreté, aussi fatale que peuvent l’être les coups de feu en temps de guerre. Pour ces personnes, le pays dans lequel elles vivent n’est pas encore en paix, et une guerre souterraine se joue toujours.

Une étude réalisée par l’Organisation mondiale de la santé confirme ce propos. Elle décrit l’extrême pauvreté comme « la tueuse la plus impitoyable et la plus efficace, qui est aussi la principale cause de souffrances sur cette terre » 1. Même dans les pays considérés comme étant en paix et bien gouvernés, les inégalités entre riches et pauvres sont énormes. Mais faut-il vraiment dire d’un État qu’il est en paix en l’absence de conflit armé ? Faut-il vraiment dire d’un quartier qu’il est en paix quand le taux de criminalité baisse ? Autant que toute communauté qui s’efforce d’atteindre la paix, notre monde ne sait que très peu à quoi une paix véritable pourrait ressembler.

Dans les villages les plus isolés et abandonnés comme dans les quartiers situés en pleine ville, toutes ces personnes ont les mêmes questions aux lèvres :

  • Pourquoi les mesures de sécurité prises dans le but d’en protéger certains font empirer la situation pour d’autres ? Quel type de sécurité ces autres personnes recherchent-elles ?
  • Pourquoi personne ne voit que c’est le désespoir qui pousse parfois nos adolescents à devenir violents ?
  • Pourquoi personne ne reconnaît tous les efforts que nous entreprenons pour empêcher nos jeunes d’endurcir leurs cœurs et de suivre une logique faite de vengeance et de haine ?

En 2007, pour le 20e anniversaire de la Journée Internationale pour l’Élimination de la Pauvreté, ATD Quart Monde a lancé une campagne mondiale intitulée « Refuser la misère, un chemin vers la paix ». Celle-ci a montré à quel point la paix était importante pour les personnes vivant dans la pauvreté aux quatre coins du monde. Nous avons constaté que ces personnes devenaient de plus en plus victimes de violence, une situation que certains trouvent acceptable. Cette observation nous a amenés à comprendre le besoin urgent de faire le lien entre paix et violence de l’extrême pauvreté. Par conséquent, nous avons développé un projet de recherche de trois ans à ce sujet, basé sur l’action participative. Avant même de mettre un nom sur ce que notre projet devait étudier, il nous fallait créer les conditions qui permettraient aux personnes concernées de parler d’une question aussi sensible, qui touche à leur intimité la plus profonde. Beaucoup de ceux qui ont enduré des situations aussi difficiles sont longtemps restés murés dans le silence. Ils savent bien que si leurs propos déplaisent aux autorités, ils prennent le risque d’être chassés de chez eux, d’être licenciés ou de subir d’autres types de représailles, pour eux comme pour leurs proches. Ils ne peuvent pas mettre un terme au silence tout seul. C’est pourquoi nous avions besoin d’un effort collectif et durable, qui permettrait à chacun de s’exprimer librement.

Dès le début, ce sont des groupes composés de participants de tous horizons qui ont guidé nos recherches. Personnes avec l’expérience de la pauvreté, alliés, volontaires, ou encore intellectuels des cinq continents : tous ont coopéré pour concevoir ce projet. Ceux qui vivent dans la pauvreté n’étaient pas le sujet d’étude des autres participants, mais bien des acteurs à part entière. Sur un pied d’égalité avec les autres, ils ont aidé à déterminer les questions qu’il était important d’aborder, comme par exemple :

  • Qu’est-ce que la violence ? Quand est-ce que l’injustice est ressentie comme violente ?
  • Quelle expérience avons-nous de la violence ? Comment cela nous affecte-t-il, nos proches et nous ?
  • Quelles les solutions essayons-nous de mettre en œuvre pour lutter contre le cercle de la violence ?

Personne n’a été étudié au microscope. C’était à chaque participant – les personnes vivant dans la pauvreté comme celles présentant des années de pratique intellectuelle – de développer une analyse basée sur ses propres expériences et connaissances, de faire des propositions, de tirer des conclusions.

L’un des premiers défis auquel ont dû faire face les groupes de recherche était le fait que les personnes qui souffraient de pauvreté restaient souvent enfermées dans le silence. Pour y mettre un terme, nous avons compris qu’il était essentiel de maintenir le lien entre paix et violence. Parler de paix, sans avoir d’abord pu s’exprimer sur la souffrance causée par la violence, rendait n’importe quel propos futile. De même, parler de violence, sans dévoiler les nombreuses façons méconnues avec lesquelles les personnes vivant dans la pauvreté essaient d’atteindre la paix, ne faisait que les piéger encore et toujours dans le cliché des « pauvres violents ».

La ténacité de ce préjugé empêche beaucoup de personnes de voir la réalité telle qu’elle est vraiment. Rien que le vocabulaire souvent employé pour désigner la pauvreté altère notre vision des choses. Des termes comme « voyous », « gangs » ou encore « drogués » déforment insidieusement notre jugement, en dépeignant des être humains qui seraient des dangers ambulants unidimensionnels. Ces biais sociaux expliquent également qu’il est particulièrement difficile pour ceux qui luttent pour sortir de la pauvreté de s’exprimer sur la violence qu’ils subissent. Ils savent bien que le simple fait qu’ils existent est vu comme une menace à la sécurité et à la prospérité des autres. Même les leaders mondiaux les mieux intentionnés ont longtemps mis en avant la violence engendrée par les pauvres pour hâter le changement, faisant souvent référence à la pauvreté comme « une bombe prête à exploser ».

Alors que les jeunes et les adultes vivant dans une pauvreté extrême n’ont pas toujours accès aux informations et aux médias, ils savent pertinemment quand ils sont craints. De même, ils se rendent compte que personne n’observe leurs efforts pour entrer en contact avec les autres, pour bâtir la solidarité et pour créer la paix. Chaque jour, ils voient des résidences fermées qui se construisent pour les maintenir à l’écart, des espaces publics qui les rejettent, des officiers de police qui les harcèlent en raison de leur seule apparence. Ils savent qu’ils sont considérés d’emblée comme une source de violence. […]

L’un des aspects les plus frappants que nous ayons remarqué lors de nos recherches, ce sont les énormes efforts qu’entreprennent ces personnes et ces communautés pour vivre dans un climat d’entraide, et pour trouver des moyens de créer une paix significative. Des efforts qui passent souvent inaperçus. Par exemple, les personnes subissant la pauvreté entrent en contact avec leurs voisins afin que les services mis en place puissent bénéficier aux plus démunis de leur communauté. Des personnes qui souffrent de violence policière s’instruisent pour aider leurs semblables à défendre leurs droits contre les abus. D’autres prennent des risques pour leur sécurité en s’exprimant à haute voix au nom de voisins humiliés. Nombreux sont ceux qui partagent leur abri et leur nourriture avec d’autres alors même qu’ils ont si peu, défiant par là même le concept d’auto-préservation. Le simple fait de résister à la violence et d’en parler ouvertement constitue une étape vers la paix.

Chaque génération qui vit dans la pauvreté la plus extrême travaille courageusement et sans relâche à bâtir la paix, et ce de manière souvent invisible. L’un de ces artisans de la paix est une femme américaine, dont le fils a perdu des amis lors d’un assassinat. Elle fait tout ce qui est en son pouvoir pour s’assurer que le cœur de son enfant ne se durcisse pas et qu’il ne recherche pas la vengeance :

  • « J’ai vu trop de personnes se faire tuer sous mes yeux. Les pères de mes deux petits-enfants ont été assassinés devant ma maison, devant moi. […] Quand son meilleur ami a été tué, mon fils aîné s’est laissé envahir par la fureur, puis par la peur. Tutu était comme un père pour lui : il a fait de lui un homme, car mon fils n’avait plus de père. Après le meurtre, mon fils est devenu agressif et menaçant ; son cœur s’est endurci. Il m’a fallu le ramener sur le droit chemin. Je lui ai dit : « J’ai déjà fait l’expérience de cette vie [de violence] pour toi ; elle n’apporte rien d’autre que la prison et la mort. Tu as le choix de te libérer de cela et de laisser Dieu te guider sur le chemin de la vie. Tu dois continuer et regarder vers l’avenir. »

Aux Philippines, Adolpho Sabiths est un autre de ces artisans qui tente tant bien que mal de résister à la violence. Son abri de fortune est régulièrement détruit par les autorités locales. Il lui faut le reconstruire totalement à chaque fois, ce qui l’empêche de travailler suffisamment pour nourrir sa famille. Adolpho nous explique à quel point il est dur pour lui de penser rationnellement quand la faim le tenaille et pourtant, il est toujours résolu à ne céder ni à la colère ni à la violence contre l’équipe de démolition  :

  • « La nuit, mes maux de tête me font pleurer, et je prie car je sais que mes souffrances pourraient faire de moi une personne violente. […] La destruction de notre habitat est une violence qui nous est faite. Elle engendre la faim. Elle est synonyme de violence car elle peut nous pousser à penser du mal de l’équipe de démolition. Ils brûlent notre nourriture ; ils lacèrent nos bâches. Quand notre maison est détruite, je ne peux ni parler ni travailler : c’est donc une double peine. Quand vous avez l’estomac vide, vous ne pouvez pas penser rationnellement. Il m’est arrivé de dire à ma femme : « Si je perdais foi en Dieu, je pourrais sans peine poignarder le chef des démolisseurs. » Cet homme me dégoûte. Nous avons faim ; nous n’avons même pas d’emploi fixe ; il n’y a pas de travail. Je suis au comble du désespoir ; ma fille n’a pas de lait ; nous n’avons pas de riz à cuisiner. On a faim ! C’est cela qui pourrait nous conduire à la violence : tout cela à cause d’un estomac vide et d’autorités qui ne nous comprennent pas, nous les pauvres . Nous ne pouvons quand même pas manger de la terre ! Si vous n’avez pas foi en Dieu, si vous ne priez pas, rien ni personne ne vous empêchera de devenir un criminel. Je n’exagère pas ; je le pense du fond du cœur. »

Les personnes dont les vies quotidiennes représentent un combat de tous les instants ont des solutions uniques pour résister à la violence et rendre possible une cohabitation paisible. Au plus profond d’elles-mêmes, elles sont empreintes d’une volonté de paix que le monde ne voit que rarement. Elles bâtissent un chemin vers la paix en rejoignant des personnes de tout milieu. Cette approche cherche à créer une compréhension, une reconnaissance, un respect mutuels. Elle se fonde sur la croyance selon laquelle, si nous arrivons à faire exister le plus démuni d’entre nous aux yeux des autres, nous pouvons nous unir pour bâtir un chemin vers la paix, où personne ne sera laissé derrière.

  1. Organisation mondiale de la santé, Rapport sur la santé dans le monde, 1995 – Réduire les écarts (page 8 sur 124)