« Nous sommes des recycleurs »

Propos extraits d’une interview d’Antonio Jiménez Gabarre (Toni), militant à ATD Quart Monde Madrid, Espagne.

Cela fait des années qu’Antonio Jiménez Gabarre s’exprime sur les droits, les libertés et les ambitions qu’il a pour lui-même, les autres personnes, les minorités culturelles et l’ensemble de la société.
A l’Université Populaire Quart Monde qui s’est tenue à Madrid, il souligne :

  • “Nous ne sommes pas pauvres, nous ne sommes pas des sans-abris, nous manquons d’opportunités. Je voudrais être autonome afin d’avoir un logement et pouvoir nourrir ma famille. Je voudrais contribuer à notre société et avoir un travail qui me permette d’avoir plus que le revenu minimum.”

Dans cet article, Toni analyse le contexte du travail qu’il effectue tous les jours pour pouvoir vivre et les conséquences qu’ont les politiques publiques sur celui-ci. Il est de plus en plus difficile d’être autonome et de gagner sa vie de ses propres mains.

« J’habite en Espagne, dans un petit village. A la maison, nous étions cinq enfants. Mon père était chauffeur de taxi et ma mère femme au foyer. Quand mon père est décédé, les choses se sont empirées jusqu’à ce que nous nous retrouvions à la rue. La seule alternative de travail qu’elle trouva fut la ramassage de ferraille. C’est comme ça que j’ai appris ce travail, en la voyant faire.

Je me bats tous les jours pour des choses simples : pouvoir nourrir ma famille et rapporter du pain chez moi tous les jours. Comme beaucoup d’autres personnes, j’ai une vie difficile. Pour gagner ma vie, je dois aller avec mon vélo bleu d’un village à l’autre, là où il y a des bâtiments, pour trouver des morceaux de ferraille.

Nous sommes des recycleurs. Nous récupérons des quantités de métaux qui finissaient auparavant à la décharge et que personne ne récupérait.

Cela fait 3-4 ans que la ferraille a baissé de prix en Espagne et qu’il faut en ramasser une très grande quantité pour obtenir un peu d’argent. Ce n’est donc plus possible de la transporter à vélo. Je n’ai pas accès aux lieux de démolitions ni aux déchets à grande échelle et je n’ai pas le pouvoir de le demander. Je n’ai accès qu’au peu de déchets laissés par les gens dans la rue : une poêle, une casserole, une canette, deux ou trois bricoles.

De nombreux entrepreneurs se sont lancés dans la création de décharges pour sortir de la crise. Ce sont des multinationales qui peuvent récupérer de grandes quantités de déchets, contrairement aux petits ferrailleurs qui ne le font que pour survivre. C’est la Mairie de Madrid et l’État espagnol qui ont donné le feu vert pour qu’ils puissent s’enrichir davantage. Si je devenais riche grâce à la ferraille, j’aurais une grande maison, je ne vivrais plus à la rue, je n’aurais plus faim, je n’aurais plus de coupures [Toni montre ses mains], je ne me serais pas blessé plusieurs fois, j’aurais des gens qui travaillent pour moi.

Maintenant, il y a un suivi et un contrôle des ferrailleurs. Ils notent les noms et les quantités avant de les envoyer à l’État. Ils ont mis un barème. Si quelqu’un dépasse ce barème, il doit payer la différence à l’État. Ce contrôle s’effectue au travers de la vente de ferraille. Ils payent en espèces, mais ils envoient toute la paperasse à l’État, aux communautés autonomes et aux municipalités, aux haciendas. Toute l’information est centralisée là. Si une personne a une vieille voiture qui ne vaut rien en terme de ferraille parce qu’elle l’utilise pour gagner sa vie, ils la saisissent et le privent de son mode de vie.

Ils ont également mis des points de collecte, des endroits où les gens apportent tout ce dont ils n’ont plus besoin. Ces points de collecte sont gérés par des amis de l’État ou des amis des hauts fonctionnaires. La récupération devient donc de plus en plus difficile pour nous aujourd’hui. Tout ce qui est jeté dans les containers ou qui se trouve à côté du container appartient à l’État. Nous n’avons pas le droit de le récupérer sous peine d’amendes.

Ils disent que c’est pour l’environnement, mais ce qu’ils veulent en réalité, c’est tout contrôler. Ils ont peut-être vu que nous étions beaucoup à récupérer la ferraille et à gagner un peu d’argent et qu’en réunissant le tout cela faisait une belle somme d’argent. Ils ont vu qu’ils perdaient beaucoup d’argent et ils ont voulu que tout leur revienne directement. Il y aura toujours des déchets et ils y ont vu une grande source de richesse.

Maintenant la journée, mon vélo bleu reste garé chez moi. Je travaille comme gardien de nuit, douze heures par nuit, pour une entreprise de transports qui détient une quinzaine de camions. Ils m’ont donné une petite maison et mon travail consiste à ouvrir l’endroit aux camions lorsqu’ils arrivent et à les aider à décharger. Ils me payent 600 € par mois. Ce travail m’empêche de passer le temps que je voudrais avec ma famille. Je donne à celui qui m’a embauché, à mon chef, ce que j’ai de plus précieux : ma vie et mon temps.

Je ne sais pas lire ni écrire, mais j’ai fait des photos, des sculptures et j’ai écrit deux récits et un livre non pas de mes propres mains, mais avec mon intelligence. J’ai demandé à mes proches, à mes amis, à mes enfants et même à ma femme d’écrire pour moi. Et grâce à tous ces gens qui ont bien voulu donner de leur temps, et apporter un petit grain de sable à ce que je faisais, j’ai également réussi à créer un recueil de poésies. C’est à ce moment là que je me suis rendu compte que c’était un moyen pour moi de dénoncer cette situation, car mes mots ne suffisaient pas.

Je n’ai pas le temps d’apprendre à lire ou à écrire, car si je le prends ma famille ne pourra plus manger. J’ai essayé, après l’école j’allais gagner ma vie avec la ferraille, mais quatre heures ne suffisaient pas pour gagner de l’argent. C’est triste qu’il y ait des gens qui aient tant de choses à partager mais qui n’en aient pas l’opportunité.

Nous ne demandons pas des produits de luxe, nous voulons juste que la société change. Nous voulons qu’elle soit plus juste pour la dignité des personnes, le bien-être de tous, car nous en avons marre de la pauvreté. Nous voulons qu’elle cesse pour tous, nous ne voulons plus que nos enfants souffrent. Nous sommes des personnes, nous sommes des être humains, nous avons un cœur et nous avons mal. C’est un crime que de laisser une famille mourir de faim, que de laisser une famille à la rue, que de laisser un enfant mourir à l’autre bout du monde. La vie est toujours au plus bas, le matérialisme est au-dessus de tout. Je ne suis pas en train de dire qu’on nous offre des choses, puisqu’on ne nous paie rien. »

Mais Toni préfère raconter sa vie en poésie :

  • « Ses mains sont raidies par le froid,
    Son corps et sa vie font désormais partie de la rue.
    Ses pieds sont semblables aux anciens tramways qui circulent toujours dans les rues de Madrid.
    Son wagon de marchandises : un simple chariot de supermarché ou un sac de voyage.
  • Ce tramway est conduit par un homme aux mains raidies par le froid.
    Il est sans arrêt, il ne va nulle part.
    Tous les jours, il passe de rues en rues et de quartiers en quartiers et croise d’autres tramways.
    De plus en plus d’anciens tramways se retrouvent sans station à dormir dans la rue.
    De l’eau s’écoule au travers des fenêtres vitrées de la Caixa et de la Caja Madrid1.
    Les bancs durs de la rue leur servent de lits.
  • Un jour, ces mains raidies ressentiront aussi la chaleur en ouvrant une porte et en ayant un foyer.
    Mais pour le moment, seules s’ouvrent les portes de la rue ».

Savez-vous qu’il existe une Alliance mondiale des récupérateurs ? Pour en savoir plus cliquez ici.

  1. Des banques d’Espagne