Ne laisser personne de côté

Par Isabelle Pypaert Perrin

‘Perspectives’ extraites du rapport international 2013-2015 du Mouvement international ATD Quart Monde. Ce rapport a été approuvé par l’Assemblée générale qui s’est tenue le 7 et 8 juin 2016 à Pierrelaye – France en présence de Mr Cassam UTEEM, président. Télécharger ici le rapport international.

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Isabelle PYPAERT PERRIN

Tout au long de ce rapport, nous avons évoqué des actions et des engagements significatifs.

À Bangui, en Centrafrique, Herbert, Cédric et leurs amis, au plus fort des troubles dans leur pays, prennent des risques pour continuer à rejoindre les enfants avec des livres jusque dans les lieux où leurs familles se sont réfugiées.

À Manille, aux Philippines, des familles et des représentants des autorités, cherchent à se comprendre et à réfléchir ensemble pour répondre au défi de permettre aux plus pauvres de se loger dans la dignité et la sécurité.

À New York, à l’ONU, Juan-Carlos apporte, dans le cadre des dialogues pour l’agenda 2030, la contribution de ceux qui sont confrontés chaque jour aux injustices et aux humiliations.

À Berne, en Suisse, Nelly raconte l’histoire de familles suisses où les enfants ont été placés au long de 5 générations successives. Aux côtés d’autres militants, elle se bat pour qu’enfin la misère ne sépare plus enfants et parents.

Dans un village de montagne du Pérou, Silvia et ses voisins participent ensemble à l’élaboration des Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme, adoptés ensuite par les Nations Unies. Dans les années qui viennent, nous continuerons à les faire connaître avec le manuel « Faire des droits de l’homme une réalité pour les personnes qui vivent dans l’extrême pauvreté », véritable outil pour leur mise en œuvre.

Sur tous les continents, des hommes et des femmes refusent ainsi la violence de la misère. Ils s’engagent pour créer des espaces de rencontre où il est possible de se reconnaître d’une même humanité, de se lier les uns aux autres, d’agir pour en finir avec la peur, les humiliations et le déni des droits de l’homme. Ils appellent à « ne laisser personne de côté », condition pour bâtir un monde juste et une paix durable.

Les chefs des États membres des Nations Unies, en adoptant les Objectifs de Développement Durable (ODD), ont entendu cet appel et l’ont situé comme l’ambition première pour les années à venir. Mais ces engagements quotidiens sont indispensables pour le mettre réellement en œuvre.

Une mobilisation mondiale citoyenne pour refuser la misère et fonder la paix

C’est pourquoi, le Mouvement international ATD Quart Monde lance une large mobilisation pour appeler chacun à exprimer son refus de la misère et pour apprendre ensemble à se libérer des logiques d’exclusion sociale. Celle-ci culminera le 17 octobre 2017, marquant le trentième anniversaire de l’appel gravé sur le parvis des libertés et des droits de l’homme à Paris :

Le 17 octobre 1987, des défenseurs des droits

de l’homme et du citoyen de tous pays

se sont rassemblés.

Ils ont rendu hommage aux victimes de la faim,

de l’ignorance, de la violence.

Ils ont affirmé leur conviction que la misère n’est

pas fatale.

Ils ont proclamé leur solidarité avec ceux qui

luttent à travers le monde pour la détruire.

« Là où des hommes sont condamnés à vivre

dans la misère, les droits de l’homme sont violés.

S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »

Père Joseph Wresinski

Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde, né lui-même dans la misère, a développé une pensée et une action qui interpellent l’ensemble de nos sociétés. Il a permis que se fasse entendre une voix, jusqu’alors ignorée, exprimant la pensée et l’intelligence des populations marginalisées par la grande pauvreté. Au moment où les Nations Unies appellent à une implication de tous pour réussir les Objectifs de Développement Durable, il est vital de donner encore plus de résonance à cette voix. Le temps est venu d’apprendre avec les personnes qui font face à la misère comment sortir de l’exclusion sociale et bâtir un monde durable où personne ne soit ni discriminé ni abandonné.

Définir des indicateurs non monétaires de grande pauvreté

Pour contribuer à cela, ATD Quart Monde initie une recherche participative afin que les populations les plus pauvres elles-mêmes soient associées à la définition de la pauvreté et des indicateurs servant à la mesurer. Ce projet, mené conjointement avec l’université d’Oxford, et réunissant des personnes en situation de pauvreté, des acteurs de terrain et des universitaires de 8 pays, se veut une contribution essentielle pour que la manière de mesurer les avancées des projets et des politiques ne conduise pas à maintenir dans l’invisibilité la partie la plus pauvre de la population, mais conduise au contraire à des choix efficaces et utiles pour tous, qui ne laissent personne derrière.

Pour une aide humanitaire et une aide au développement qui renforcent les solidarités

De par notre engagement de longue durée dans différents pays avec les populations les plus abandonnées, nous sommes témoins des effets pervers induits par l’aide humanitaire et l’aide au développement lorsque les projets sont menés sans connaissance réelle de la réalité de la grande pauvreté et sans la participation de ceux qui la vivent. C’est pourquoi, dans la suite du premier Sommet Humanitaire mondial, nous cherchons à contribuer à ce que la communauté internationale prenne tous les moyens pour que l’aide humanitaire renforce les communautés, plutôt que de les diviser.

Pour cela, il faut se donner l’objectif d’atteindre les plus pauvres et de soutenir les efforts des acteurs qui luttaient déjà contre la misère avant que ne se produisent des catastrophes naturelles ou des conflits. Depuis 60 ans, à travers notre action pour bâtir l’avenir au cœur de l’urgence de la misère, d’abord à Noisy-le-Grand – en France – et puis ailleurs dans le monde, notamment en Haïti, à la Nouvelle Orléans, à Madagascar ou en Centrafrique, les personnes et familles les plus pauvres nous ont appris que l’objectif de l’aide internationale ne peut pas être seulement de produire des changements matériels ou techniques. Il doit être de faire progresser les droits de l’homme pour tous, en se donnant comme boussole l’égale dignité de tous.

Elles nous ont appris qu’on ne peut pas avoir des objectifs quantitatifs de masse qui risquent de créer violence et abandon, mais au contraire chercher à atteindre tous les membres d’une communauté et surtout ceux qui sont rendus invisibles par leur condition de pauvreté. Ainsi, tout projet d’aide humanitaire ou de développement devrait pouvoir compter sur des personnes dont la mission explicite est de comprendre qui sont les populations les plus menacées par l’isolement et le rejet et qui sont les organisations sur lesquelles elles peuvent s’appuyer en toute confiance. Plus de soutiens et de financements devraient être dirigés vers les acteurs locaux qui connaissent le mieux la situation et le contexte.

Les processus de décision devraient se faire à un rythme qui permette de s’associer avec les populations en situation de pauvreté pour qu’elles soient de vrais partenaires dans l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation des projets. Les familles en situation de pauvreté nous l’ont appris : des projets pensés sans elles se retournent contre elles.

Pour une gouvernance qui lie les intelligences de tous

Jusqu’à aujourd’hui, aucun pays dans le monde ne s’est doté d’une gouvernance construite en s’appuyant sur l’intelligence de tous, y compris des personnes les plus démunies. Tous nos pays ont à l’apprendre. Qu’ils prennent pleinement leurs responsabilités face à l’exclusion sociale – comme le demandent les Principes directeurs sur l’extrême pauvreté et les droits de l’homme –, cela permettrait d’ouvrir de nouveaux chemins de dialogue à égalité entre les peuples et de repenser la coopération internationale. C’est d’ailleurs à cela que nous invitent les ODD en proposant, pour la première fois dans l’histoire, un agenda universel.

Alors qu’une conscience mondiale se fait jour pour un monde libéré de la misère et respectueux de la planète, il est temps de compter avec la richesse d’expérience des populations très pauvres. Elles assument souvent seules la situation qui leur est faite, se mobilisant pour ne pas céder au désespoir et pour soutenir plus pauvres qu’elles encore. Il est temps de nous laisser guider par les chemins de paix qu’elles osent dans le silence, par leurs efforts, leur courage et leur intelligence tellement peu connus. Nous pourrons alors inventer cette nouvelle gouvernance « tèt ansanm »  dont le monde a tant besoin.

Photo ATD Quart Monde : Membres de l’Assemblée générale du Mouvement international ATD Quart Monde.